"A toi de choisir ", me dit mon père. Il appelle ça la liberté. D'un côté, continuer cette vie que j'aime tant, sur les routes, sous les étoiles, dans les nuages, au bord du monde et au centre de la terre, où j'aimerais aller, j'irai... De l'autre, rester ici, ne plus bouger d'ici, ne plus bouger d'un millimètre, l'internat du lycée est une cage minuscule pour un oiseau voyageur comme moi, mais dans cette cage, il y a Clément, un garçon que j'aime, et une vie si différente qui me parait aussi étrange que la vie sur Mars, et dont le mystère m'attire : mystère des maisons qui ne peuvent se déplacer, pourquoi ont-elles été construites là ? Mystère des gens qui ne voyagent pas, pourquoi restent-ils ici ? Mystère des règles écrites que tout le monde suit sans réelle contrainte...
Je voudrais ne pas choisir, avoir tout et son contraire, mais ce n'est pas possible. Alors j'ai choisi : rester ici, ne plus bouger d'ici etc...
Le père de Clément est conseiller d'orientation. C'est un aiguilleur de chemins de fer : il n'invente pas de nouvelles voies, il dirige les jeunes sur des voies dessinées par d'autres, il appelle ça des filières. Il s'est inquiété pour moi, qu'est-ce que j'allais devenir sans aller à l'école ? Je ne m'étais jamais posé la question. "Est-ce que tu sais au moins lire, écrire ?
- Oui, ça je sais. C'est grâce à Mina. Mina est une diseuse de bonne aventure. Elle lit dans les mains et dans les cartes. Avant elle connaissait des milliers d'histoires par cœur, elle les racontait aux enfants. Avec l'âge, elle a commencé à perdre la mémoire. On lui a acheté des livres, pour que les petits aient des histoires le soir, et elle m'a appris à lire, parce que ça lui fatiguait les yeux..." Il me regarde drôlement, parce que je parle très vite et que je me perds parfois dans mes explications. "OK, si tu sais lire et écrire, tu peux exercer la plupart des métiers."

Septembre. Première rentrée. Clément est à mes côtés. Je sens son angoisse en franchissant les grilles du lycée. Hier soir, il n'a rien mangé. Je ne comprends pas : il est bon élève, il aime les études, il est populaire - il serre de nombreuses mains dès son entrée dans la cour - mais non, il se sent oppressé par sa chemise trop serrée et le perpétuel retour en classe... Pour le distraire, je m'extasie sur tout et n'importe quoi, les distributeurs de canettes, des jumeaux habillés pareil, un chat qui traverse la cour, un prof qui porte un bermuda... J'ai un peu peur, mais moi c'est différent. C'est comme quand j'avais visité un zoo, avec des animaux que je ne connaissais pas, j'étais partagé entre l'envie de les voir libres et la peur de les savoir libres.

Je travaille dur. Les maths, quelle galère. Heureusement que j'ai des cours de soutien. Je suis "soutenu" pour réaliser des fractions et résoudre des équations, comme j'étais soutenu pour mes premiers pas. "Si ce n'est pas difficile, il n'y a pas de plaisir", dit le prof.