Il faut toujours le soir que reviennent certains autres soirs d'il y a longtemps, quand les lumières s'allument dans la ville et les maisons, les couloirs, et les chambres, puis s'éteignent pour la nuit. La chambre de l'internat, la chambre chez Clément (la chambre de Clément), ou le lit derrière un rideau, dans la caravane de mon père... Et ces autres chambres qui s'ouvrent dans ma mémoire. Mon père me portait vers un lit, ou un simple matelas posé par terre, je m'étais endormi dans la voiture, je ne savais pas où nous étions arrivés, pavillon de banlieue, maison de campagne, château hanté tour HLM. C'était l'époque où mon père faisait des conneries, des casses foireux dont il ne sortait jamais bénéficiaire, souvent trahi par ses complices, toujours obligé de se cacher, de nous cacher. Des amis nous hébergeaient, nous vivions jamais au même endroit, nous vivions la vie des autres, dans leurs habits et leurs habitudes. C'était juste après le départ de ma mère, mon père avait un peu perdu la boule. Un jour, il a frôlé la mort dans un braquage, et il a tout arrêté. Nous avons retrouvé des amis forains. Pour faire les marchés, il faut se lever tôt, ça ne rapporte pas beaucoup mais on reste en vie.

Clément ne comprend pas que ma mère m'ait abandonné. J'ai fait avec, durant mon enfance, en idéalisant sa disparition. La liberté etc. Elle envoyait des cartes postales pour les anniversaires, Espagne, Portugal. Puis elle s'est posé en Algérie. Il y a trois ans, elle a envoyé une photo d'un enfant, un bébé plus mat que moi. J'avais l'impression de regarder une photo prise dans le futur ou le passé, ou dans un univers parallèle, la méditerranée était bien trop petite pour séparer ma vie de la nouvelle vie de ma mère...
Un vendredi soir en sortant du lycée, ma mère était là. Avec un homme, son homme, un Algérien d'une trentaine d'années. Et l'enfant ? J'aurais voulu voir l'enfant, mon demi-frère.
Le mari de ma mère, Bakir, est haut fonctionnaire dans son pays. Ma mère me fait comprendre qu'ils vivent très bien, avec son salaire et surtout les "a-côtés". Je comprends plus tard en faisant des recherches sur le pays d'adoption de ma mère. L'économie de l'Algérie, c'est le pétrole, avec un pouvoir autoritaire qui en profite généreusement. Je ne comprends pas que ma mère trouve son bonheur dans ce milieu véreux. Cela me déçoit d'elle, ou plutôt elle déçoit ou défait la belle image que je m'étais fait d'elle.
Elle n'était que de passage en France. Mais elle voulait me ramener dans ses valises en Algérie. Elle s'était déjà renseigné sur l'inscription au lycée international. Elle disait vouloir rattraper le temps perdu. Je ne voyais pas de quoi elle parlait : je n'avais pas perdu mon temps, et je m'étais trouvé une vie qui me plaisait, sans souffrir de son absence. Partir avec elle n'avait plus de sens car sa vie ne me faisait plus rêver, et me déplaisait maintenant. Je l'ai laissé repartir avec son mari en Algérie.