Tôt ou tard, l'Algérien va me retrouver c'est certain. Il me l'a dit l'autre fois : "maintenant, ta vie m'appartient, elle sera dans mes articles. Si petite soit elle, si insignifiante, elle a un sens pour moi, pour le peuple que je défends. Je veux tout savoir, de quoi tu vis, où tu vas, qui tu vois." Paroles d'autant plus inquiétantes qu'il prétend défendre son peuple contre un régime autoritaire mais applique ses méthodes de persécution et d'intimidation. Les victimes deviennent parfois bourreaux à leur tour.
Je descends du bus, c'est le terminus, il faut que je descendes, que je rase les murs, qui sait s'il ne m'attend pas au détour de la rue. Ce soir. Le ciel est lourd, quelque chose va nous tomber sur la tête, pluie, grêle ou neige. Nous inonder, nous ensevelir, peut-être. Je dépasse un passant, égaré probablement dans cette zone industrielle. Il me rattrape et se met devant moi. Que me veut-il ?
Il doit avoir mon âge, il tremble un peu, le froid ou autre chose. Je sors un paquet de gitanes maïs. (Je l'ai trouvé dans le hall de mon immeuble, je pense que c'est l'Algérien qui les a perdues, j'aurais du les jeter). "Tu peux me l'allumer ?" Je lui passe mon briquet, cadeau de mon père. Il tremble encore en l'allumant, sa vulnérabilité m'attire. Moi aussi je tiens une proie. "Viens, on va chez moi", je lui dis. Mon chez moi, cette caravane qui n'est pas à moi, au milieu de dizaines de caravanes qui attendent l'été pour revoir la mer.
Je ne lui pose pas de questions, mais je ne sais même pas son prénom lorsque nous glissons sur la banquette et glissent aussi nos vêtements... Il n'y a plus d'Algérien, de zone industrielle, il n'y a plus d'Algérie, plus de mère, ni père, ni beau-père, il n'y plus des millions sur des comptes, ni de complicité de recel de corruption ou que sais-je. Et lui, il oublie quoi ?

Soudain, du bruit dehors. Tout reprend sa forme, les contours, et les ombres. Je savais bien qu'il me retrouverait. Il n'est pas seul. Je me jette à terre. "Baisse-toi mec". J'attends quelques minutes sans bouger. Ils sont partis. "C'était qui ?", demande-t-il. J'invente une histoire parce que la vérité est trop compliquée.