Juan me raconte son histoire, je sais qu'il ment. Il ne va pas s'en sortir comme ça. Plusieurs soirs, je reviens le voir. Dans sa caravane, qu'il ne quitte plus, je le pousse à troquer chaque mensonge contre une vérité. Il finit par dire : "Je ne sais pas qui étaient ces gars la nuit de notre rencontre. Peut-être cet Algérien avec un complice... Il faut que je bouge, c'est trop dangereux de rester ici". Je le contredis : "Tu es resté ici parce que tu t'es dit qu'il n'y avait de pas de raison qu'ils reviennent ici une deuxième fois.
- Ou parce que j'avais nulle part où aller.
- Si tu veux, tu peux venir chez moi.
- Non, je ne veux pas te causer d'ennuis."

Je suis face à cet homme qui a peur, je sens cette peur chaque soir. Ce rôle est bien commode. Bien commode d'être spectateur d'une vie en danger sans en faire vraiment partie. Agréable de pouvoir me détacher de ma propre vie moins tourmentée que la sienne. Sans rencontrer ses proches, je rentre dans sa famille comme il me raconte ses souvenirs : son père rangé des voitures, Mina sa presque grand mère, qui lui a appris à lire les lignes de la main, et puis Clément, ses parents charitables, l'internat et ses règles qu'il aimait tant. J'entre dans les lieux que ses mots reconstituent. Il me parle en détail de la maison de Clément, l'effet qu'il avait ressenti en y pénétrant pour la première fois, toutes ces choses en ordre, les meubles, les tapis, les livres, les vases et les lampes qui formaient un univers inconnu de cet enfant sans foyer constant, lui donnaient le vertige ; il était dans un pays étranger, et se sentait attiré par sa culture différente, ses habitants étranges ; il sentait qu'il trahissait ses origines en fraternisant avec ces gens, en passant du temps chez eux ; tout cela lui donnait des frissons d'inédit plaisir.

Je me renseigne sur "son Algérien". Il tient un blog assez nauséabond malgré la devise présente en en-tête : "à quoi sert la lumière du soleil, si on a les yeux fermés". Ses articles sont truffés de rumeurs glauques et de sous-entendus mesquins. Tous les moyens semblent bons pour atteindre ses ennemis désignés, en particulier les attaques sur le physique, la santé, la vie privée. Pour se protéger a minima, il se contente de citer des sources anonymes, des "on-dit" donc, et son blog est ainsi le relai des corbeaux qui sévissent sur les réseaux. Les petits délateurs lui fournissent de nombreuses "perles". Tel ministre a été vu avec une prostituée, lui a-t-il demandé une facture pour ses notes de frais ? s'interroge le blogueur.