Encore du coton, un peu de sang, quelques bleus en plus. Juan vient de rentrer tard. Si je ne l'aimais pas... Je suis son petit infirmier. Il me dit : "oui, je cherche des histoires. Comme toi". Lui en trouve la nuit quand mes histoires rêvées sont imparfaites, inachevées. Normal, il me réveille souvent en trébuchant dans l'entrée. Il a bu un peu, il s'est battu un peu, pas assez pour rester sur un trottoir, et le voilà dans mes bras réconfortants. "C'est pas ma faute". Ce n'est pas la mienne non plus. "Il y avait une manif".
Avoir payé l'Algérien pour qu'il le laisse tranquille, me donne-t-il autant de devoirs que de droits ? Devoir de le soigner, droit de l'aimer. Droit de le soigner, devoir de l'aimer. L'embrasser, comme le premier soir, il tremblait un peu.
Je le déshabille et le pousse sous la douche gentiment, il crie un peu sous l'eau froide. Je n'aime pas l'odeur de la bière, je n'aimerais pas qu'elle devienne son odeur naturelle, la sentir dans le lit. Tirer le drap sur lui qui s'endort aussi sec.
Libéré des mauvaises affaires familiales, Juan ne devrait-il pas se sentir... mieux ?
Prisonnier du vide, faussement désennuyé, jamais contenté, il ne sait pas ce qu'il veut faire de sa vie.
Devenu le narrateur de son histoire, devrais-je l'écrire moi-même...
Il a vécu trop de choses, dit-il, il ne sait pas par où continuer.
C'est vrai que la vie est longue. Il y a des mois moyens, des années ratées, des jours inutiles pour quelques heures importantes, quelques minutes ineffables, quelques secondes d'extase. L'avenir s'étale devant nous avec cette imprévisibilité. Nous recherchons la rapidité dans les mouvements, les gestes du quotidien, sans savoir quoi faire du temps libéré, comme nous ne savons pas quoi faire des choses en profusion...
Je ne sais pas quoi lui répondre. Puis je sais mais je ne ferai pas partie de la réponse... Il doit partir, il n'est pas un oiseau en cage, il doit s'envoler. Mais je ne serai pas du voyage. Sa vie n'est pas la mienne. Il doit vivre sa vie sans moi.
Je contacte son père qui lui-même contacte un ami forain qui propose à Juan de rejoindre leur groupe. Juan n'a pas envie. Son enfance avec les gens du voyage a été très belle mais il ne croit pas que son avenir soit avec eux. Il ne sait plus. Et puis "Pourquoi avoir organisé tout ça dans mon dos ?" Il se braque. Alors je lui dis : "Moi non plus, je ne sais plus. Cette vie qu'on mène, ici. Peut-être qu'elle me suffit, j'aime les petites habitudes. Mais toi, tu ne peux te limiter à ça. Je peux te donner de l'argent pour que tu restes, mais je préfère que tu partes avec trois fois rien. Je dis ça parce que je t'aime, et je ne veux pas que tu dépérisses ici. Mais si tu repasses par ici, passe me voir." Il s'en va dehors, encore une nuit à errer, mais une nuit qui cette fois porte conseil. Au matin, je trouve au pied de mon lit des croissants chauds et un mot, un seul "merci". Il est parti.