Nous, astronautes, sur Terre. Provisions d'oxygène dans des cabines au bord de la falaise. Je respire l'air pur diffusé dans mon casque comme une musique douce. Trop de souvenirs s'entrechoquent sous mon crâne. Le secours des mots pour en faire quelque chose. J'ai chaud dans ma combinaison d'astronaute. La Terre est une bulle de savon qui a éclaté. Les peuples sont devenus des tribus qui survivent sur les rivages, là où l'air est moins chaud. La sélection naturelle a fait son travail, et l'ordre a surpassé le chaos. La vie est seulement devenue encore plus fragile.
Mon guide me suit jusqu'au phare. Il commence à pleuvoir sur nos casques. Je vais lui dire d'où je viens, il ne va pas me croire. Pourtant c'est simple : je suis entré dans la lumière, j'ai traversé le temps, et me voilà. Je suis une météorite. Il me regarde avec émerveillement. Personne ne m'a jamais regardé comme ça.
Il me conduit dans un abri oxygéné où nous pouvons enlever nos casques. Vite nous sommes entourés par une quinzaine de curieux. Ils parlent à voix basse entre eux. J'entends quelques bribes. Il paraît que je suis tombé du ciel. Je n'avais pas de casque. J'ai un drôle d'accent. J'emploie des mots étranges.
Un homme arrive, écarte quelques personnes pour s'approcher de moi. Je devine que c'est un chef - ou le chef : un chef vous regarde droit dans les yeux sans montrer la moindre crainte, le moindre étonnement et surtout la moindre admiration. Il n'est pas spécialement grand mais il en impose avec sa poitrine et son menton relevés pour marquer son autorité. "Qui êtes vous ?", me demande-t-il sans ambages. Cette question me parait toujours aussi compliquée que la question habituelle "Que faites-vous dans la vie ?" Mais les gens s'attendent à des réponses simples. Mon nom n'a plus aucune "valeur" ici, je ne peux donc que lui dire : "je suis un voyageur du passé". Il me considère avec dédain : "vous n'êtes pas le premier, d'autres cas ont déjà été recensés, vous savez. Bien entendu, vous ne savez pas comment repartir chez vous, c'était toujours ainsi dans les récits que j'ai lus. Vous pouvez rester ici si vous voulez, on trouvera bien un moyen de vous occuper". Il tourne les talons et s'éloigne de ma petite personne sans intérêt. Mon guide me glisse à l'oreille : "Ici, notre chef accueille bien les étrangers, tu n'as rien à craindre." J'apprendrai qu'il y a ici une véritable culture du réfugié : on ne reproche jamais à quelqu'un d'arriver quelque part parce qu'il n'a nulle part où aller.

Libérés de nos combinaisons, nous pouvons, mon guide et moi, mieux faire connaissance. Apprécier le corps de chacun, la façon dont il se déplace naturellement avec ses gestes bien à lui. A l'image de son teint diaphane et de ses cheveux clairs très fins, mon guide est assez frêle, à cause du manque d'air, et d'activités physiques. Il me regarde avec une impression opposée de force et de vitalité : bien que je ne suis ni particulièrement bronzé, ni particulièrement musclé, je suis bien différent des gens d'ici. Les gens ici ne sont pas "tactiles" entre eux, ils viennent d'un monde ultra technologique dans lequel les contacts physiques étaient limités. L'abri est rempli de machines avec des écrans à travers lesquels on se parle, alors qu'on se trouve souvent dans la même pièce (rien de nouveau cela). Mon guide fait exception. Plusieurs fois il me met la main sur l'épaule, effleure mon bras...
"Pourquoi avoir plongé dans cette lumière ? me demande mon guide. As-tu eu peur ?
- Non, pas le moins du monde. Au contraire, j'étais certain que tout irait bien. Comme lorsqu'on prend sereinement une grande décision risquée."
Il ne comprend pas. Le risque n'existe pas ici, ne doit pas exister. Une combinaison percée ou une brèche dans une paroi de l'abri et c'est la mort assurée.
Je lui demande :
"Si tu pouvais être projeté dans le futur, ou sur une autre planète, comme je l'espérais, le ferais-tu ?
- Je ne sais pas. Il y a-t-il un futur ? Il y a-t-il une autre planète habitable ? Tous les essais ont échoué, le sais-tu ?
- Et si je pouvais te ramener avec moi à mon époque ?
- Je suis pessimiste, mais j'aime tout de même ma vie ici. A ton époque, n'aviez-vous pas peur de qu'il allait arriver ? Moi je sais ce qui est arrivé..."
C'est vrai, c'est - c'était - une époque particulière. Nos ancêtres avaient connu des guerres totales, ou des épidémies effroyables mais aucun n'avait été face à un danger climatique planétaire. Déjà, les incendies ou les déluges nous donnaient un avant-goût des cataclysmes à venir. Les effets domino nous faisaient craindre le pire. Mais personne ne voulait changer de mode de vie...

Les nuits sont chaudes ici. Dans la moiteur des draps, je rêve que je suis un dinosaure, à l'époque où il n'y avait pas un Homme sur Terre. Mon guide se colle à moi. Il préfère l'amour en solitaire, mais il m'a offert de dormir avec lui.

Le chef me propose un poste de professeur d'histoire à l'école de la ville-abri. Il me dit que j'ai un peu de "temps" à rattraper depuis mon époque. Je lui dis pour rire "surtout ne me racontez pas la fin". Il ne rit pas. Mais il dit : "Très drôle. Allez au travail."

Si je dois raconter l'Histoire aux enfants, il faudrait commencer par le commencement. Mais personne ne sait quand "tout" a commencé. Avant le big-bang, l'univers existait déjà.

Et comment leur expliquer que j'ai traversé le temps ? Ils me demanderont : "vous êtes venus ici pour changer le futur ?" Le futur ne peut pas être changé. Je ne peux pas revenir dans le passé. Je suis coincé ici. Je m'y plais bien...
Petit à petit, je m'habitue à respirer l'air purifié pauvre en oxygène.
Sans exposition au soleil, je sais que je vais devenir comme eux pâles et faibles...
Mais ainsi je sais, j'appartiendrai à cette époque, comme je n'ai jamais appartenu à aucune.