Bien que sa préférence pour les hommes ne fut révélée qu'après sa mort par la publication d'une partie de son journal, Thomas Mann (1875-1955) n'a pas manqué dans son oeuvre de parler de la fascination de certains hommes pour d'autres hommes. Il y a bien sûr "Mort à Venise" (1912), récit adapté au cinéma par Visconti (1971). Et, dans le court roman "Tonio Kröger" (1903), le héros a l'esprit tourmenté par un de ses camarades...

Dans "La montagne magique" (1924), le personnage principal Hans Castorp séjourne en Suisse dans un sanatorium. Lors d'une promenade en montagne, après avoir été pris d'un saignement de nez, assis dans l'herbe, il se revoit dans la cour de son ancien collège (chapitre 4) :

"Il était âgé de treize ans, élève de troisième, un gamin en culotte courte, et causait dans le préau avec un autre gamin, à peu près du même âge, mais appartenant à une autre classe.
Le collégien avec lequel Hans Castorp causait s'appelait Hippe, et son prénom était Pribislav. Détail curieux, l'r de ce prénom se prononçait ch : il fallait dire Pchibislav, et cet étrange prénom ne s'accordait pas mal avec son extérieur qui n'était pas ordinaire, mais plutôt un peu exotique. Hippe, fils d'un historien et professeur de lycée, élève modèle par conséquent, et déjà plus avancé d'une classe que Hans Castorp, bien qu'à peine plus âge que lui, était originaire du Mecklembourg, et sa personne était évidemment le produit d'un ancien mélange de sang germanique et wendoslave, ou d'une combinaison analogue. Sans doute était-il blond (ses cheveux étaient coupés à ras sur son crâne rond). Mais ses yeux gris bleu ou bleu gris - c'était une couleur un peu indéterminée et équivoque - étaient d'une forme particulière, étroite et, à en juger de près, même un peu oblique, et en dessous saillaient les pommettes bien marquées.

"Mais le fait est que Hans Castorp avait depuis longtemps déjà distingué ce Pribislav, que dans ce grouillement connu et inconnu de la cour du collège il l'avait élu, qu'il s'intéressait à lui, le suivait des yeux, et doit-on dire ? l'admirait ou, de toute façon le considérait avec un intérêt particulier ; déjà, sur le chemin de l'école, il se réjouissait de pouvoir l'observer dans ses rapports avec ses compagnons de classe, de le voir parler ou rire, et de distinguer de loin sa voix qui était agréablement voilée et rauque.

"S'il faut admettre qu'il n'y avait pas de raison suffisante à cet intérêt, sauf, peut-être, ce prénom païen, cette qualité d'élève modèle (qui dans tous les cas n'y était pour rien), ou enfin ses yeux de Khirghize (...) il n'en est pas moins vrai que, d'ailleurs, Hans Castorp se souciait fort peu de justifier intellectuellement ses sensations, voire de leur trouver un nom.

Sans doute, ne pouvait-il pas parler d'amitié puisqu'il ne "connaissait" pas Hippe. Mais rien, en somme, ne l'obligeait à donner un nom à ses sentiments, puisqu'il ne pouvait pas lui arriver d'avoir à parler d'un sujet qui s'y prêtait aussi peu. Et en second lieu, un mot signifie sinon critique, du moins définition, c'est-à-dire classement dans l'ordre du connu et de l'habituel, tandis que Hans Castorp était pénétré de la conviction inconsciente qu'un trésor intérieur comme celui-ci devait être à jamais gardé à l'abri de cette définition et cette classification.

"Mais quoi qu'il en soit, bien ou mal justifiées, ces sensations, si éloignées d'une expression et d'une communication quelconques, étaient en tout cas d'une vitalité telle que Hans Castorp depuis un an déjà (...) les nourrissait en silence (...) Ainsi inclinait-il à croire à la duré infinie de l'état dans lequel lui-même se trouvait justement, ne l'en estimait que davantage, et n'était nullement impatient de changement. Ainsi s'était-il habitué de tout cœur à ses rapports discrets et distants avec Pribislav Hippe, et il les tenait au fond pour un élément durable de son existence. Il aimail les états d'âme que lui procurait ces rencontres, l'attente de savoir si l'autre passerait aujourd'hui près de lui, le regarderait, les satisfactions silencieuses et délicates dont le comblait son secret, et même les déceptions qui en découlaient, et dont la plus grande était que Pribislav "manquât la classe", car la cour était vide, la journée privée de toute saveur, mais l'espoir demeurait.

"Cela dura un an, jusqu'au point culminant de l'aventure, puis cela dura une année encore, grâce à la fidélité conservatrice de Hans Castorp, et ensuite cela cessa, sans qu'il éprouvât davantage le relâchement et la dissolution des liens qui l'attachaient à Pribislav Hippe, qu'il ne s'était rendu compte auparavant de leur formation.

"Par suite du déplacement de son père, Pribislav quitta également le lycée et la ville ; mais Hans Castorp s'en apperçut à peine ; déjà il l'avait oublié."

Le "point culminant de l'aventure est un fait très ordinaire mais très marquant pour le héros. Hans a besoin d'un crayon et se tourne vers Pribislav :
"Excuse-moi, peux-tu me prêter un crayon ?"
- Volontiers, dit-il. Mais il faut que tu me le rendes sans faute après la leçon"
"Mais ne le casse pas, dit-il encore"
Lors du cours de dessin, "il prit la liberté de tailler légèrement le crayon et il conserva trois ou quatre des rognures laquées de rouge qui tombèrent..."
"Ensuite ils ne parlèrent plus jamais l’un à l’autre, mais cette unique fois cela était quand même arrivé, grâce à l’esprit entreprenant de Hans Castorp."

Mann minimise l'amour de Hans pour Pribislav car Hans jeune homme n'est pas explicitement attiré par les garçons. Mais un trouble le poursuit durant son long séjour dans le sanatorium (sept ans) - trouble dont l'origine est confuse et qui l'amène a être attiré par la maladie et la mort - et il se prend de passion pour une femme, Clawdia Chauchat qui lui rappelle par ses yeux et sa voix Pribislav. Il en vient un soir à emprunter à la femme un crayon comme il le fit avec Pribislav. Les références au garçon du lycée se répètent à chaque chapitre.

Chapitre 4 :
- "Analyse" : "Pribislav avait tenu la tête de la même manière"
- "Doutes et réflexions" : "S'intéresser à une femme malade, c'était au fond aussi peu raisonnable que, mon dieu, l'intérêt silencieux que Hans Castorp avait éprouvé pour Pribislav Hippe."
- "Inquiétude naissante" : "les yeux de Clawdia (...) ressemblaient d'une manière frappante et presque effrayante à ceux de Pribislav Hippe" - "Le thermomètre" : "ses yeux bridés semblables à ceux de Pribislav"

Chapitre 5
- "Seigneur, je vois !" : "ses yeux de Pribislav nerveusement détournés"
- "Encyclopédie" : il "la regardait en riant exactement comme Pribislav Hippe, autrefois, avait parlé en riant dans le préau du lycée"
- Nuit de Walpurgis : Hans emprunte à Clawdia un crayon pour un jeu, "un porte-mine en argent (...) le crayon de jadis"

Chapitre 6
- "Neige" : "il avait rendu à la malade Clawdia Chauchat crayon, son porte-mine, de Pribislav Hippe" et, plus loin, Hans pense : "j'ai restitué à la malade Clawdia le crayon de Pribislav Hippe"

Chapitre 7
- "Vingt et un" : "C'était une voix enchanteresse pour son oreille, laquelle était prédestinée à trouver infiniment agréable ce timbre voilé et rauque. C'était l'idée même de la jouissance poussée jusqu'à sa limite extrême, c'était la voix qui avait dit il y avait longtemps : "Volontiers, mais ne le casse pas !"

Selon son épouse, Katia Mann, Thomas aurait puisé dans ses souvenirs scolaires écrire l'histoire de Pribislav et du crayon dans le préau de l’école tout comme pour celle de Tonio Kroger et de son camarade. A 43 ans, Thomas Mann, homme marié, père de six enfants, écrit dans son journal :
« J'ai été accaparé par un jeune homme élégant au visage de garçon gracieux et un peu fou, blond, beau type de l'Allemand, plutôt fragile, qui m'a un peu rappelé Requadt, et dont la vue m'a, sans aucun doute, fait une impression telle que je ne l'avais plus constatée depuis longtemps. Etait-il simplement en tant qu'invité au club, ou vais-je le revoir ? Je m'avoue de bon gré que cela pourrait devenir une aventure. »