Damien
Porté dans les bras, par qui ? un soir, une nuit, dans un couloir mal éclairé, puis le lit inconnu dans la chambre noire, les draps froids, et quelques mots : "dors, mon chéri". C'était comme ça souvent : il fallait se cacher. Le matin, le réveil habituel dans la pièce étrangère, comme un coucou, dans les odeurs familières des maisons des autres, les meubles imposants, le plancher qui craque, la porte qui peut être verrouillée... Peut-être enfermé à double-tour. Longtemps cette peur perdurera... Des années plus tard, il y aura pourtant cette nostalgie des matins les pieds nus dans des arrière-jardins sans pelouse, cageots défoncés, brouette renversée, traces de limaces, lierres sauvages, clapets vides, potagers en friche, ballons dégonflés, fils à linge, jouets de plage, balançoires instables... remplissaient sa vie d'enfant clandestine... Comment s'habituer à un petit pavillon de banlieue, trente ans de crédit sur le dos... Confort et sécurité... Mais toujours repérer les sorties de secours, aimer les retards et les imprévus, la panne sèche en rase campagne, ou l'auto-stoppeur inquiétant... Mais jamais retrouver les longues routes, assoupi sur la banquette arrière, où va-t-on ? quand arrive-t-on ? personne ne posait ces questions stupides, il fallait s'éloigner toujours. On ne disait pas fuir, mais s'éloigner, partir, aller là où le vent nous mènerait, retrouver camarade qui veille quelque part pour nous accueillir, passeur au bord d'une rivière, complice dans un village... Disparaître dans la nuit, ré-apparaître un autre jour sous une autre identité et d'autres habits sur des faux papiers. Il aimait bien s'appeler Pierre Lannuzel. Maintenant il s'appelle comme lorsqu'il est né, une forme de régression... Ne plus avoir peur, froid, faim, soif, ne plus chercher l'interrupteur dans le noir, ne plus frapper à une porte puis une autre pour chercher du réconfort... La nuit n'a plus de secrets, les jours sont réguliers comme les heures de travail et de repos calculés. Un jour peut être il se réveillera à nouveau, petit et fragile, dans un lit trop grand et trop haut pour lui, restant sous la couverture en imaginant le paysage qui s'offrira à lui en ouvrant les volets.