Martin (1994)
Le téléphone sonne. Il répond. Il entend une voix de très loin lui dire : "Martin ? C'est toi ?... Il est arrivé quelque chose de grave..."
Comment a-elle eu son numéro ? Et pourquoi l'appelle-elle ? D'ailleurs, il se demande un instant si un tel appel est possible, comme un appel d'une autre dimension, ou d'outre tombe.
Il pensait avoir coupé tous les ponts, toutes les voies de communication. Il pensait qu'à l'instant précis où il était monté dans le train leurs espaces-temps se séparaient... il vivrait sa vie, ils vivraient sans lui leurs vies, et tout écho de celles-ci serait aussi étrange que l'écho d'un autre monde.
Au fond, il était fier de lui. Il en fallait du courage pour partir. Il avait pris sa décision quelques semaines auparavant, et, ensuite, il avait beaucoup douté, il était parfois tenté de tout annuler. Il pouvait encore rester. Ils savaient tous qu'il partait, mais ils ne lui en auraient pas voulu de revenir sur sa décision. Ils comprendraient. Mais non, il ne fallait pas changer d'avis, quoi qu'il en coûtât pour lui, pour eux.
Il avait dix-sept ans en 1994. Ce n'était pas la meilleure année pour avoir dix-sept ans. Le chômage était à son plus haut niveau. Les cas de SIDA aussi. Capote à 1 un franc : succès. CIP (sous-smic des moins de 25 du gouvernement de cohabitation) : les jeunes à la rue...
Il dirait : "En 94, je prépare le bac A1, Lettres-Mathématiques, bac hybride qui disparaît l'année suivante. Les poèmes et les théorèmes se sont évaporés dans sa mémoire au soleil des grandes vacances qui ont suivies... Mais son sourire... quand il m'offrait une main pour me relever après m'avoir plaqué au sol. Un sourire sans un éclat de sarcasme, d'ironie, de malice... Oui, ce garçon-là au dessus de lui, qui me regarde avec ce sourire de pure bonté, sans la moindre arrière-pensée, la moindre appréhension, le moindre intérêt... Il voulait juste être mon ami. Février 1994. Il m'est tombé du ciel, en cours de judo. Qui est-il ? D'où vient-il ? Il est en première F7 option biochimie. Son regard qui me transperce fait de drôles de mélanges dans mes veines...
Mais je voudrais qu'il n'existe pas. Je voudrais ne pas ressentir ce que je ressens à cause de lui... Je le repousse, il se rapproche. Je lui dis : "t'es un gamin, lâche-moi". A cet âge, les années d'écart comptent triple, même s'il me dépasse d'une demi-tête et m'écrase de sa puissance sensuelle. Son jean délavé glisse sur mes jambes (dans mes rêves)."
Et puis... rien... La préparation du bac qui accapare l'esprit, et le corps avec... Pour son père, ses professeurs, il n'est pas un garçon qui aime, pleure, rit, danse, chante... Il est un brillant élève qui doit viser la mention, qu'on inscrit en prépa, qu'on voit déjà dans une grande école, puis une très bonne place, dans l'élite de la nation. Il se laisse faire. Il préfère le destin tout tracé au mauvais chemin qu'il pourrait prendre avec un garçon. Il s'abrutit dans les révisions et les re-révisions pour ne pas penser à lui.
Elle se tient bien droite sur le perron. Il ne pensait pas la revoir. Elle est restée belle... Dans la vie de son père, c'était sa période 1989-1996. Elle sait aussi qu'elle n'était que ça, parce qu'il fonctionnait par période comme les peintres, et qu'il fallait faire avec. Il fallait faire avec ses maîtresses d'un été, ses coups de poker et ses faillites flamboyantes, ses disparitions et ses réapparitions théâtrales... Même si je l'ai voulu très fort, si j'ai lutté contre, je suis son digne héritier. Je ne peux pas m’empêcher de lui ressembler.... Elle, elle savait tout, sur tout. On ne pouvait rien lui cacher. Mon père ou moi, elle devinait tout si on ne lui disait rien. A cause de ça, et de plus encore, elle faisait peur à tout le monde à cause de ça. Elle faisait taire d'un regard n'importe qui, je l'ai vu : policier, épicier, huissier, père, beau-fils, têtes baissées. Elle n'avait pas d'autre ambition que d'être cette femme qui faisait baisser le regard aux hommes.
Nous rentrons chez elle..
"Martin, il est arrivé quelque chose de grave. Ton père... s'est donné la mort". Je lui demande : "C'est arrivé quand ?" Elle répond : "Il y a trois jours. J'ai mis un mal fou à te retrouver. J'ai appelé ton école, il ne te retrouvait pas." Je l'interromps : "Mais tu sais que je n'y suis plus depuis longtemps. Tu vois bien l'âge que j'ai..." Elle : "Tu m'embrouilles là ? ... Ton père, ils vont l'enterrer, il faut que tu sois là". Moi : "Ils vont l'enterrer quand ? Depuis quand est-il mort ?" Elle : "Je te l'ai dit, il y a... deux... non trois jours. " Moi : "Mais qui as-tu averti à part moi ?" Elle : "Personne... Je cherche les autres numéros. Il avait plein d'amis ton père. Mais je ne retrouve rien dans les carnets."
Je ne lui pose pas la question fatidique : "Mais en quelle année penses-tu que nous sommes ?" Je ne crois pas qu'elle pense être en 1999, année de la mort de mon père. En 1999, ils n'étaient plus ensemble. Il ne s'est pas donné la mort. Son père s'est donné la mort. Mon père est mort d'un cancer du pancréas. Elle confond tout.
Je me sens mal à l'aise. Mais je n'arrive pas à trouver une porte de sortie. Je suis piégé dans sa dimension parallèle. "Mais dis-moi, tu as des nouvelles de ce garçon ?" demande-elle pour changer de sujet.
- Quel garçon ?
- Le garçon du cours du judo.
- Non.
- Tu l'aimais bien, dit-elle rêveuse. Tu l'aimais tout court même.
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Mais tu me crois aveugle. Ton regard ne ment pas. Ton regard quand je viens te récupérer en voiture à la sortie du judo, quand tu le regardes s'éloigner dans la rue... Ton regard là maintenant.
- Quelle importance mon regard ? Qu'est-ce que ça peut faire mon regard ?
- Le même regard que ton père lorsqu'une fille passe dans la rue. Pendant un instant, je n'existe plus.... Sébastien ! Voilà ça me revient. Sébastien, c'est comme ça qu'il s'appelle non ? (j'acquiesce)... Je l'ai revu il y a peu... Ah ça t'intéresse maintenant ! Oh mais je sais où j'ai mis son numéro."
Elle se lève et fouille dans ses carnets. Elle revient à s'asseoir en me glissant dans la main un morceau de papier. Je regarde : c'est écrit "Sébastien : 93 25 75 20". Je me demande de quand date ce numéro. Avant 1997, les numéros avaient huit chiffres. "Tiens on va l'appeler !", dit-elle. Elle semble avoir oublié la mort de mon père. Elle me reprend le papier des mains, et compose rapidement sur son téléphone le numéro... Bien sûr, ça ne marche pas. Je ne sais pas pourquoi mais je lui dis : "Ajoute 02 avant 93... C'est un nouveau code". Elle refait le numéro avec l'indicatif 02. "ça sonne, dit-elle. Puis : "Oui bonjour je suis la belle-maman de Martin. Est-ce que Sébastien est là"... Elle met sa main sur le micro et me demande : "Il est là, je te le passe ?". Sans attendre ma réponse, elle dit à son interlocuteur (Sébastien ?), "Je vous passe Martin". Je prends malgré moi le combiné. Une voix de très très loin : "Martin, c'est toi ? Non ? ça fait une paye ?"...
Martin n'arrive pas à prononcer un mot. Sa belle-mère le presse du regard. Elle a perdu la notion du temps et lui a peur de renouer avec son passé. C'est un rêve au goût de cauchemar. Et s'il fallait tout recommencer ?