Lilian
Il dit : parfois je fais ça pour de l'argent, parfois je fais ça gratuitement. Parfois, je me prends pour le centre de l'univers. Valse funeste des ombres du soir. Et puis, dans le noir absolu, le monde n'existe plus, tout est vide, je suis le seul qui reste. J'avance à tâtons avec la petite lumière de mon téléphone. Qui c'est si ce n'est pas bien vrai. Plus rien. Juste mon corps projeté dans l'espace. Et puis quand tout se rallume, la ville autour de moi, la ville est à moi, la moindre avenue, ruelle, cul-de-sac, et vous êtes à moi, comme petits soldats, poupées de chiffon, playmobils. Je peux vous aimer, vous jeter, vous ignorer, vous attraper, vous lâcher... Je préférerais toujours sourire à votre chien lorsque je vous croise dans la rue, votre chien vous promène, il vous tire, vous arrête, le maître n'est pas toujours du même côté de la laisse. J'aimerais vous accorder de l'importance, mais je vous trouve aucune importance, même le plus misérable ne mérite pas ma commisération.
Cela ne fait pas de moi quelqu'un d'important. Vingt-huit ans, qui suis-je ? Important, pour personne. Et pour moi : rien de bien bon.
Il marchait sur la pointe des pieds sur mon corps, il volait au dessus de moi. Poids plume, et moi poids lourd de la cruauté. L'aimer, lui voler ses ailes, le perdre et me perdre. Son ombre flotte maintenant en permanence autour de moi. Mais qu'ai-je donc fait ? Comment tant d'amour peut finir par être coupable ? L'aimer, le chérir, dépendre de moi comme une bonne drogue, à jamais shooté, le trip sans la descente ; monter haut sur mes épaules, il était beau, je le rendais beau, idiot non, qui n'a jamais été aimé me contredise. Une perle rare entre mes mains, que j'ai écrasée, sans pitié. Ma trahison l'a brisée. De ces crimes silencieux qui ne font pas une ligne dans les journaux, qui ne vaudront pas un procès, ni une peine, ni une rédemption. Il marchait sur moi, roi, de moi prisonnier, sans échappatoire, il s'est jeté par la fenêtre, un soir, quand je n'étais pas là, quand j'étais dans les bras d'un autre, pour quelques minutes de plaisir. Fin de l'histoire.
Les possessions éphémères, argent, corps, bras, billets, âmes, me dégoûtent autant que vous.
Un passager s'attarde sur la banquette arrière. Les mains sur les yeux, il médite. "Vous descendez ?"... Combien de fois ai-je demandé : "Vous montez ?", devant un hôtel minable, à un client qui ne m'avait pas choisi par hasard (ma réputation n'est plus à faire). Mais non, lui, voulait seulement un taxi discount, allez d'un point A à un point B, rien de plus... Mais pourquoi ne sort-il pas ? Point C ?
"Pourquoi faites-vous ce travail ? Vous méritez mieux.
- On se connaît ?
- Vous avez connu mon frère. Vous étiez un brillant étudiant pourtant...
- Votre frère ?
- Vous auriez pu devenir un grand journaliste, ou un avocat, un homme politique, je ne sais pas quel était votre rêve.
- Je pense souvent à lui.
- Combien vous gagnez ? Peu importe... Gagner, quoi ? Et le pourquoi ?
- Je n'aurais jamais du lui faire ça.
- J'ai encore ton parfum, celui que tu lui avais offert, il ne l'aimait pas, il me l'avait donné, pour draguer les filles, disait-il. Je jette parfois une goutte sur mon cou, elle glisse douloureusement sur mon torse... Aimez-vous cette image ? Comme vous l'aimiez ? Que vous dites... Je passe de vous à tu, comme du coq à l'âne ; mais que dis-tu ? Tu penses à lui, et que veux-tu donc puisque je suis là ? Un pardon ? Je n'ai pas ce pouvoir.
- Ai-je prononcé ce mot "pardon" malgré moi ? Je l'ai prononcé sur mes lèvres mais aucun son n'est sorti de ma bouche, comment l'as-tu entendu ?
- S'il suffisait d'écouter pour entendre... Roulez, n'importe où... J'ai une chose à te dire. Mon frère n'est pas à mort à cause de toi. Ne te donne pas cette importance ignoble. Il était au bord de la falaise avant de vous rencontrer. Vous n'étiez pas là quand je n'avais que six ans, il trouvait la force de m'amuser, me faire rire, il ne voulait pas m'infliger ses problèmes. Vous n'étiez pas là quand j'avais dix ans et qu'il en avait vingt. Il était si beau et je l'admirais. Mais le mal de vivre le rongeait de l'intérieur. Et il était heureux avec vous ? Pas une seconde.
- Vous ne pouvez pas dire ça.
- J'aimerais dire le contraire. Bon, on s'est tout dit. Adieu. Bonne chance.
Pourquoi m'avoir souhaité bonne chance. A-t-on le droit de souhaiter bonne chance à l'homme qui a tué son frère ? Tu ne l'as pas tué, a-t-il dit. Si je pouvais vivre avec cette certitude.