Histoire de Jo
Il fait le tour de la place avec son pick-up avant de trouver une place, ou juste pour le plaisir. Tout le monde le connaît dans le village. Chapeau sur la tête qui laisse dépasser des boucles brunes et grises ; mi cow-boy, mi indien, une plume rose tatouée dans le cou, à moitié cachée par un colifichet accroché à l'oreille, il se dirige vers le dernier bistrot du village, un de ses endroits fixes dans son univers depuis si longtemps. Indéboulonnable, comme lui. Jusqu'à la fin du monde.
Du haut de son mètre quatre vingt dix, il a vu depuis plusieurs années son village décliné, perdre de son éclat d'antan quand il accueillait les touristes en masse hiver comme été. Mais il ne bougera pas d'ici. Il est d'ici, il est chez lui ici.
Il descend tous les matins pour le café, la baguette de pain et le journal local. Le café est toujours le même. La baguette est toujours la même. Les nouvelles du jour sont toujours les mêmes, seuls les noms, des gens et des lieux, changent. Il l'achète pour, par ordre de préférence : les mots croisés, les résultats d'athlétisme, le sourire de la buraliste et la litière du chat.
Il sait ce qui l'attend en remontant chez lui. On lui a assez répété. On lui a dit qu'il était fou. Il doit suivre des déviations, travaux ou routes condamnées. Il sait ce qui l'attend. Un jour, dans son sommeil, ou découpant son pain, ou passant le balai, ou cherchant la définition d'un mot, ou tricotant un pull, le glacier lui tombera sur la tête. Peut-être sa maison sera écrasée alors qu'il sera "en bas", ou dans les bois, ou au volant de sa Simca. C'est la roulette russe. Peut-être que sa Simca sera écrabouillée quand sera au volant.
Jusqu'ici, il attendait tranquillement l'avalanche qui anéantirait sa vie. Jusqu'ici, il avait peu d'espoir d'en réchapper. Jusqu'ici, c'était pour lui "sa" fin du monde, une fin comme un autre, mourir avec le glacier, qui prenait tellement de place dans son esprit enfant, maintenant plus grand chose. Jusqu'ici, il faisait partie de cette fin d'un monde et il en tirait une certaine fierté. Au volant de sa Simca descendant lentement au village, remontant lentement. "Elle pollue pour dix ta poubelle", râle le boulanger. Faire partie de la cause, et de la conséquence, voilà tout. Jusqu'ici, il vivait tranquillement en caressant son chat dans son rocking-chair. Jusqu'ici...
Et puis, tout a changé depuis il n'est plus été seul. "Il" et "Elle" sont indissociables. On ne peut même pas dire que ce soit deux personnes. Du reste, il les voit rarement tous les deux. L'une sort lorsque l'autre se cache, l'un vient lui parler lorsque l'autre n'est pas là.
Il ne comprend pas pourquoi ils ne partent pas... Il leur a dit pourtant en désignant le glacier là-haut, en mimant la catastrophe, en produisant des bruits monstrueux. Mais il faut croire qu'ils ont connu pire comme danger.
Il les a trouvés un matin au bord de la route. Il pleuvait, il a eu pitié, il les a remontés chez lui pour qu'ils se sèchent. Et puis après, il reprendraient la route. Il avaient traversé la frontière dans la nuit. Ils n'avaient presque pas de bagages. Ils sont restés parce que l'un ne pouvait pas marcher, il s'était foulé la cheville. Elle boitait, de naissance peut-être. Personne ne montait chez lui, ils pouvaient être tranquilles dans la longère.
Pourquoi restent-ils ? La cheville est guérie, et il leur a offert de l'argent pour prendre un car, et il n'y a rien d'intéressant ici, et il n'y aura bientôt plus rien du tout. Il faut aller vers les villes, et puis là-bas, il est plus facile de se fondre dans la masse. Mais avec signes et monosyllabes, ils disent non, ils ne veulent pas, ils aiment la montagne, ils travaillent, ils retournent la terre, ils creusent des sillons derrière la maison, ils veulent planter des pommes de terre.
Ils ne voudraient pas qu'ils soient écrasés avec lui. Ils devraient appeler les gendarmes. Mais ils n'aimeraient pas qu'ils soient maltraités, enfermés quelque part. Mais ce serait mieux que la mort. Mais tout de même, il ne peut pas les dénoncer comme ça. Mais, pour dire vrai, maintenant ils ne voudraient pas les perdre.