Je descends la rue des écoles. Première à gauche : l'école. (Elle est là depuis 1885. Elle sera toujours là dans ma mémoire. Et toujours le petit garçon que j'étais, qui entre par le portail dans la cour, tout comme maîtres et maîtresses, enfants d'antan dans leurs survêtements bariolés, vivront les mêmes histoires dans ma mémoire. Je vois la vie comme ces films qu'il est plaisant de revoir : tout est figé sur pellicule, et c'est rassurant de se dire que rien ne changera, qu'il suffit de repasser le film pour retrouver les mêmes décors et acteurs, scénarios et dialogues. Le rêve lui modifie les souvenirs, s'en nourrit pour nous faire vivre autre chose, mais nous ne savons pas que nous rêvons, nous pensons vivre l'instant présent dans la peau de l'être du passé.)
Il y a quelques jours un enfant a été renversé par une voiture devant l'école. Il n'a pas survécu. L'école a été fermée deux jours. Elle rouvre aujourd'hui, et je suis en retard, neuf heures passées de quelques minutes, et en plus, je suis pieds nus car j'ai perdu (où ? comment ?) mes chaussures.
Je passe sous le préau côté classes. La mienne est au rez-de chaussée, et je vois par les vitres le maître - M. Nédellec - et les élèves de CM2, qui viennent juste d'entrer, certains ne sont pas encore assis... J'ai donc encore quelques secondes pour entrer avant que la classe ne commence, et ne pas être grondé. Je ne sais plus si la porte est fermée, si je frappe, si le maître me fusille avec ses yeux noirs. La crainte de la remontrance laisse sa place à un problème imprévu : je ne me souviens plus de ma place dans la classe. Les élèves ne changent jamais de place en cours d'année, sauf si le maître les déplace (qui voit mal de loin, qui chahute, qui pipelette trop avec un-e camarade). J'essaye de savoir où m'asseoir en fonction des places encore libres. Je vois une place vide à gauche de Yann. Est-ce ma place ? A sa droite, Pierre M. Celui-ci ne m'aime pas parce que je "tourne" trop autour de Yann. J'ai décidé l'année dernière que Yann serait mon copain. L'année d'avant (CE2), je l'ai passé quasiment seul. On me dit solitaire alors que je n'aime pas la solitude. L'amitié est pour moi une chose précieuse, hélas rare et éphémère. Je crois que j'ai eu Yann à l'usure, à force d'imposer ma présence auprès de lui - et Pierre - durant les récréations. Et là maintenant, vais-je à nouveau venir déranger leur amitié, me poser à côté de lui alors que ce n'est pas ma place attitrée ? Sur la chaise, je vois un manteau roulé en boule. Je regarde le manteau : est-ce une place occupée par un élève qui s'est absenté ? Yann me regarde. Yann enlève le manteau. Je m’assois. La classe commence.
Je me sens intrus. A cause de mes pieds nus ? (qui l'a remarqué) ; du pull-over que je porte alors qu'il fait chaud ? (je l'enlève) ; de la mauvaise place ? (mais il fallait bien s'asseoir avant que le maître ne s'énerve - il s'énerve facilement) ; de mon âge incertain ? (ai-je dix, vingt ou trente ans ?). La classe commence par de la lecture. A haute voix, l'un après l'autre nous lisons une histoire. J'attends mon tour avec crainte. Quelle voix va sortir de ma bouche ? Vais-je réussir à bien articuler les mots ? L'angoisse monte, je respire mal.
Et puis, je repense à l'enfant qui a été tué devant l'école. Comment tout le monde peut continuer à agir exactement comme avant, travailler, jouer, parler, rire, comme si de rien n'était. Sommes-nous quelque part des monstres ?
Je me lève et passe dans l'arrière-classe (réservée au maître, et aux punis), ouvre la fenêtre au fond pour avaler un peu d'air. Le maître me rejoint. Lui qui peut être cassant, brutal, me demande gentiment si je vais bien.
Plus tard, ailleurs, mais toujours Yann à côté de moi. Nous entrons dans un restaurant. Yann dans mon esprit se dédouble. Les jumeaux sont habillés par la mère avec les mêmes vêtements, mais, pour qu'on puisse les distinguer à l'école, avec des couleurs différentes. (Invention, ou souvenir de ses jumeaux en CP, séparés dans des classes différentes). Mais, digression, il n'est pas là le jumeau de Yann. Je peux prendre à table la place qu'il devrait prendre à côté de Yann.
[Je reprends les notes que j'ai griffonnées ce matin juste après m'être réveillé.]
Yann me dit : les autres (Pierre ?) se demandent pourquoi nous sommes toujours ensemble. Je jubile, parce que je sens dans le ton doucement inquiet de sa voix que je ne suis plus seulement le garçon qui lui "traîne" autour, recherchant un peu d'amitié dans la pitié. Il est entré dans mon jeu, il y participe, et quelque part lui aussi maintenant doit sans cesse me plaire pour que je reste avec lui. Je pense, (dis ?) : "les autres sont jaloux".
Réveil. Debout, somnolant, je reste un instant devant la fenêtre du salon, voir le jardin, sous la bruine, la crudité de la réalité matérielle contraste avec l'épaisseur cotonneuse des rêves.
Plus tard - soir - écrivant ses lignes, je retrouve Yann, perdu de vue depuis la primaire, sur la toile, il est bassiste d'un groupe de rock. Il n'a pas beaucoup changé physiquement, et son groupe porte le nom d'un quartier proche du mien et joue dans les bars de la ville. Le distance entre nous me paraît, comme dans le rêve, si réduite.