Je ne suis pas très frais ce matin-(là). Au milieu de la rue, j'avance très difficilement, les jambes comme ankylosées. Pour m'éviter, un bus en braquant à gauche dérape et fait un tête-à-queue spectaculaire sur la chaussée, percute une devanture de magasin dans son tour complet.
Il n'y a pas de blessé. Le conducteur descend juste pour constater les menus dégâts sur le flanc gauche du bus. Du bus sort ensuite un groupe de jeunes choqués mais pressés d'arriver à l'heure en cours certainement. Moi, je ne vais nulle part, je ne sais pas ce que je fais là d'ailleurs... Je suis peut-être là pour voir Yann, copain de la petite école devenu grand, descendre du bus dont j'ai provoqué l'accident.

Je n'ai pas revu Yann réellement depuis une dizaine d'années. Facebook, ça ne compte pas.
Nous discutons ensemble, jusqu'au Shopi au coin de deux rues. Nous n'avons pas le temps de dire des banalités, comme ce que chacun devient, Yann est abordé par un garçon roux, adolescent gracile de quinze-seize ans. Il lui montre un ticket de grattage dont il n'a pas encore gratté toutes les cases avec sa pièce de un euro. Il dit que si il découvre tel signe, le ticket est gagnant.
Je m'écarte, mais écoute leur conversation. Je ne saisis pas grand chose. La chose qui m'intrigue le plus est le vouvoiement entre les deux garçons d'âges pas si éloignés (cinq ? dix ans maxi ?). La tenue soignée et le regard altier, Yann a l'air d'un prof interrogeant son élève et je me demande s'il n'est pas vraiment son prof... Il aurait donc déjà fini ses études et fait l'IUFM ? Non : quand nous repartons sans le garçon, Yann me dit qu'il est encore au lycée, élève au lycée. Soit. Je ne sais pourquoi mais je le suis jusqu'à son lycée. Nous arrivons en retard dans une salle de cours pleine à craquer. C'est un cours d'histoire où un film sur Hiroshima est passé sur le téléviseur. Je m’assois là où je peux, pas très loin de Yann.
Comme je ne suis pas vraiment captivé par le documentaire, j'en profite pour nouer mes lacets défaits. Pour une de mes chaussures, les lacets sont trop courts : impossible de faire un quelconque nœud.... Ce détail est sans intérêt a priori, mais c'est que j'oublie de préciser que le garçon assis devant moi s'est retourné et est lui très intéressé par les lacets trop courts de ma chaussure. Il sourit en suivant mes mains impuissantes. Lorsque je repose mon pied par terre et que je m'attaque à la braguette ouverte de mon pantalon qui ferme difficilement, il continue à me fixer. Quand j'abandonne la braguette cassée pour de bon, il cesse de reluquer et ne se retourne plus ensuite. Bizarre, bizarre... Les cheveux blonds coupés très courts, il porte un tee-shirt rose ce qui ne veut (malheureusement) rien dire de nos jours.

Après le cours, je continue à suivre Yann. Dans la cour, il me fait retrouver les deux Pierre (M. et U.) de notre passé commun. Yann nous laisse pour rejoindre le garçon au ticket à gratter de tout à l'heure. Il me laisse avec les deux Pierre et va de nouveau discuter avec le garçon.
En tendant l'oreille, j'entends qu'il utilise à nouveau le même vouvoiement encore plus mystérieux en sachant qu'il sont tous les deux lycéens, et j'entends ce conseil que donne Yann au garçon : "vous devriez aller vous présenter à la police". Il y a un truc pas très catholique là-dessous...
Quand Yann revient vers nous, n'y tenant plus, je l'interroge : "Mais pourquoi lui dis-tu vous ?" Yann ne répond pas. Les deux Pierre ricanent. L'un des deux dit : "C'est Brokeback Mountain ?". Un "vous" intime, pourquoi pas. Mais n'aimant pas les ricaneurs et ces deux-là en particulier, je leur lance : "ce serait plutôt vous !". Les deux Pierre se renfrognent : "pourquoi donc ?". Je désigne leurs chemises à carreaux de cow-boys. Yann approuve et les visages contrariés des deux Pierre le font rire.
Avec toutes ces bêtises, j'oublie d'en revenir au fait : qu'y est-ce garçon ? qu'y est-il pour Yann ? qu'a-t-il fait ? ... Mais, après tout, ça ne me regarde pas.