Un soir le téléphone sonne. Je réponds. Mémé paniquée. Sa télé a pris feu, les pompiers...
Les pieds nus, noirs d'avoir marché toute la matinée dans les allées et les couloirs de l'université, orteils recroquevillés contre les pieds de la chaise ; les mains saisissant comme les pinces d'une machine de foire les frites sur la pizza, montant vers la bouche, puis s'ouvrant pour les faire tomber dans la gueule ouverte ; les cheveux mi-longs gras qui chatouillent son visage ; lui, qui ? quelle année ? l'aimer ?...
Ces gens qui venaient à la maison - cette dame âgée par exemple un matin de vacances, ou mercredi, qui nous effraie en toquant aux carreaux embués de la porte d'entrée ; nous, enfants, réfugiés sous la table, ou la salle, ou l'arrière salle ; ma mère lui sert du thé dans la cuisine. Elle l'appelle Mémé Murielle, mais ce n'est pas sa mémé. Ces gens, avec des surnoms ou diminutifs - qui sont-ils ? Ces gens pour la plupart ne sont pas des connaissances de mon père - mon père n'a pas d'amis, seulement deux collègues de travail qui viennent une fois l'an boire un petit coup à la maison (comme dans la chanson) - mais des amis de ma mère, de sa vie avant nous, avant de nous avoir, d'enfance, de jeune adulte. Parfois ils apportent un panier de fruits ou légumes, ou un vêtement à repriser, ma mère couturière de formation...
Les portes du buffet en formica dans la cuisine qui grincent la nuit m'inquiètent un peu dans mon lit, mais je m'y fais, sans écarter l'hypothèse du passage d'un fantôme, ou cambrioleur "en bas", je m'endors...
Un après-midi, je ne sais plus pourquoi, je lis dans la chambre de ma sœur. Le lieu semble bien s'y prêter car je lis un de mes livres qui raconte les aventures de la poupée d'une petite fille qui a pris vie ("Picolinette ou la poupée magique")... Je sens bien qu'un garçon devrait lire d'autres histoires plus "viriles" mais il n'y a pas d'indication de genre sur la couverture (l'incipit me laissait aussi la porte ouverte : "A toi, petite amie - ou petit ami - qui ouvres ce livre..."), et... n'avais-je pas eu une poupée plus petit (quand déjà ?), cadeau demandé au père Noël, qu'était-elle devenue ?
Le service militaire n'avait pas encore été supprimé quand j'étais enfant. Mon père nous racontait le sien, qu'il avait passé en partie au Djibouti (il avait rapporté des petites statues en bois peintes en noir). Pour les garçons de sa génération et de son milieu social, c'était la première (et parfois la dernière) occasion de voyager à l'étranger, prendre l'avion. Moi, j'appréhendais ce moment. Je ne partais jamais en colonie de vacances et je n'avais même jamais dormi chez quelqu'un d'autre. Je redoutais donc ces longs mois loin des miens, entre des garçons, forcément brutaux, comme ceux des cours de récréation. Le service militaire était aussi ce moment fixé dans un temps futur qui marquait le passage à la vie d'adulte...
Cheval qui s'emballe, course folle de l'animal autour de la maison des amis de mes parents, je m'accroche aux rênes, drôle de baptême de cavalier... Comment suis-je tombé ? Je me souviens de genoux ou coudes écorchés.
Plus tôt ou plus tard, le cochon égorgé dans le garage, la mère qui détourne nos regards d'enfant, nous offre un sorbet.
L'enfant, unique, de mon âge, bien gâté, console super nintendo que je n'ai pas, chambre pour lui tout seul, mère pour lui tout seul, peut-être trop seuls ces deux-là quand le père alcoolique traîne le soir dans les bars, ils jouent à Puissance 4, nous disent-ils. Le père bat le garçon, nous le savons, qui nous le dit ? Lui ou la mère ? Elle probablement nous dit qu'il fait pipi (caca ?) au lit, avec une relation de cause à effet que je devine. Comment est-ce "presque normal" pour mes parents ? La fessée est chose commune dans les familles à cette époque, mais jusqu'au sang noirci sous les coups, comment est-ce tolérable ? Et la mère qui reçoit aussi des coups. (Nous l'a-t-elle dit ?) Plus tard, elle quitte la maison avec son fils adolescent... Le père, terrassier, détruit la baraque avec son tracto-pelle. Je crois qu'il est mort quelques temps plus tard.
Mon anniversaire tombe au mois d'août, pendant les grandes vacances. Bonne excuse pour ne pas organiser un goûter d'anniversaire qui impliquerait de trouver difficilement des amis à inviter... Le seul copain qui partage mon gâteau et qui m'invite à son tour, c'est Nicolas, jusqu'au collège... Les autres, proches de moi (Yann, Mathieu, Maxime), je ne sais pas ce qu'ils font pour leurs anniversaires ; s'ils font une fête, je ne suis pas au courant, et je ne suis donc pas offensé de ne pas être invité... Une exception : en sixième, je suis appelé à la dernière minute pour rejoindre une boom qui manquaient de monde suite à des désistements (Les cartons d'invitation avaient été distribués sous mon nez dans un couloir entre deux cours. Au jeu d'Action ou verité, je refuse de faire un piou-piou à Armelle...) Autre exception : tous les mercredis, j'allais au catéchisme près de chez moi chez une dame mère d'une fille de mon âge. (J'abandonnais mes jeux avec mon frère dans la nature, me débarbouillais le visage, troquais "vieilleries" contre vêtements d'école, et pour finir chaussais mes lunettes pour me transformer en garçon sage et studieux, Superman devenant Clark Kent.. (souvenir net de me regarder dans la glace avant de quitter la maison)). Un mercredi, j'arrive, mais la séance de catéchisme a été annulée, parce que c'est l'anniversaire de la fille, et elle a invité ses copines (et copains ?). Je me sens "intrus", mais je reste sur place, manger du gâteau, boire du soda, danser ? Après, je rentre chez moi, ne dis rien à personne (qu'est-ce que je raconte d'ailleurs de ce que je vis ? et à qui le raconterai-je ? qu'est-ce qu'on connaît d'autres à part mes bonnes notes ? qui sait qui je suis ?)