Quatre nuits par semaine, hôtel quatre étoiles, 20h-6h à la réception, arrivées et départs des clients, des livreurs et coursiers, encaissements, remises des clés, des nouveaux visages et des visages familiers... Le gros de l'activité entre 20h et 23h avec l'accueil des nouveaux clients et ceux qui revenaient en fin de soirée après un spectacle ou un restaurant. Ensuite, jusqu'à cinq heures, c'était très calme. Quelques appels de l'étranger, quelques réservations, les noctambules qui entraient, sortaient un peu somnambules. Entre cinq et six, il réceptionnait le pain et les viennoiseries du boulanger d'en face et aidait à la préparation des petits-déjeuners dans la salle de restaurant. Mathilde arrivait pour le remplacer à la réception à cinq heures quarante cinq, il lui faisait un rapide bilan de la nuit, regardait ensemble les entrées et sorties des clients.
A six heures, il sortait dans la rue, nuit l'hiver, lever du soleil en été, et chaque jour la même question : où aller dormir ?
Il louait une chambre de bonne à deux rues de là, mais il n'aimait pas "toujours" se retrouver seul chez lui.
Il pouvait aller chez sa meilleure amie, Éléonore, cinq minutes à vélo, toujours la porte ouverte, et un lit disponible pour lui.
Ou bien surprendre au réveil Marin, un plan Q devenu plan B, confidences et rigolades.
Ou bien l'appartement de sa mère un peu loin, deux arrondissements à traverser, mais les matins de chagrin, le réconfort maternel...
Ou alors, retrouver son père, mais, maison en banlieue, un bus à prendre, et ses relations avec son père se dégradaient continuellement...
Alors pourquoi pas aller chez sa grand-mère paternelle, immeuble sur les quais, trois étages à monter, à pas feutrés sur la moquette, un intérieur figé dans le temps depuis combien de temps ? et la tendresse des chocolats chauds et des châles en laine.
Ou, quand il en avait un, arriver chez son petit ami jusqu'à son lit, le drap soulevé par la gaule du matin....
Il avait pris cette habitude de ne pas avoir d'habitude depuis longtemps déjà, depuis les années lycée. Après le divorce de ses parents, après les cours, ou une soirée entre amis, il se posait cette même question : où dormir ? Père, mère, ami, amie, amant d'un soir, d'un mois, d'un an ? Il avait toujours dans son sac à dos vêtements et sous-vêtements de rechange, une brosse à dents, un rasoir, et pouvait "squatter" où bon le semblait un soir, une semaine, rarement plus.
Depuis qu'il était concierge de nuit, c'était chaque matin qu'il devait se décider une fois monté sur le vélo en libre-service, prendre telle ou telle direction. Il avait un double de clé pour entrer chez chacun, et pouvait entrer sans réveiller les dormeurs, sauf son père, sa grand-mère et Marin qui étaient assez matinaux pour lui ouvrir.
Il apportait de l'hôtel un sac de croissants encore chauds... Il était ainsi le pourvoyeur de petits déjeuners irréguliers de six à sept personnes qui s'étaient habitués à ses arrivées impromptues. Parfois, il délaissait l'un pendant un ou deux mois, préférait l'autre toute une semaine ; ou, dans une humeur différente, l'envie de voir personne, il préférait la solitude de son petit chez lui à l'hospitalité d'un proche.
Après avoir cassé la croûte, comme il disait, il allait se coucher vers huit heures ici ou là, lit, canapé, clic-clac... tandis que son hôte allait travailler. Vers seize heures, il se réveillait et il fallait souvent quelques secondes, regarder autour de lui, pour se rappeler où il se trouvait...
Avant de prendre son service à vingt heures, il occupait son temps de différentes manières : télé, goûter, promenade dans les parcs, shopping, seul ou accompagné...
Ainsi passaient soirées, nuits, matins, fins d'après-midi, soirées... Et il se demandait souvent si cette vie allait durer longtemps. Après avoir arrêté des études de droit qui l'ennuyaient, il avait trouvé ce travail de concierge comme gagne-pain. Mais vite le métier lui avait plu. Il aimait les alternances entre période de rush et calme plat. Et puis, le manager de l'hôtel lui avait fait confiance en lui donnant de plus en plus de responsabilités, et son salaire avait régulièrement augmenté. Il avait assez pour vivre et se faire de temps en temps plaisir. A côté de ça, il pouvait compter sur ses proches et ses amis ; ses relations amoureuses ne duraient pas longtemps, mais il aimait tant la séduction, séduire et être séduit, il aurait eu du mal à s'en passer. Le temps filait doucement sans accident, était-ce le bonheur ?

Quand la pandémie de Covid 19 a frappé le monde, l'hôtel a fermé ses portes et il a été mis au chômage technique. Mais ce n'était pas le plus grave. Avec l'annonce du confinement national à partir du mardi dix-sept mars, il fallait choisir un lieu de résidence unique pendant une période indéterminée. C'était un choix affreux pour lui. Et quel ne fut pas ma fierté d'être son choix, parmi tant d'autres. Nous sortions ensemble depuis le début de l'année, notre relation était encore incertaine, vacillante certains jours, soirs, entre passion et désillusion. Mes messages qui restaient sans réponse, même après minuit alors que je l'imaginais seul, s'ennuyant sur son téléphone dans son lobby baignant dans le silences et les lumières tamisées... Il est arrivé ce mardi matin du premier jour de confinement avec son sac à dos usé jusqu'à la corde, un sac de vêtements, et les inévitables viennoiseries dans le sac en papier laissant suinter le beurre tiède.
Le confinement a duré deux mois. Deux mois merveilleux pour tous les deux.
J'avais été mis comme la plupart des cadres et employés de bureau en télé-travail. Lui avait gardé le rythme de sommeil de son métier de nuit. Il dormait toute la journée et se réveillait pour le goûter. Le printemps est arrivé assez vite cette année-là, mais il était interdit de sortir, tout était fermé, magasins non "essentiels", cinémas, bars, parcs.
Alors nous avons appris à nous découvrir entièrement, chaque centimètre carré de nos peaux, chaque recoin de l'âme livré au regard de l'autre, durant les longues soirées, et nuits blanches parfois. L'enfermement nous pesait toutefois et nous attendions avec impatience la fin du confinement. Yohan certainement plus que moi. Il s'est envolé dès que la cage a été ouverte par les autorités. Je m'y attendais. Je savais que sa vie reprendrait son cours normal, concierge de nuit, et visiteur irrégulier du matin, mais quels matins pour moi ?