Je ne sais plus son nom ni son prénom.
Je ne sais plus quel âge il avait.
Je ne sais plus quelle année c'était.
Je ne sais plus si c'était une seule fois.
Je ne sais pas s'il y pense encore.
Je ne sais pas si eux ils y repensent.
Plus tard, je sais quel âge j'avais.
Je sais quelle année c'était.
Je sais que ce n'était pas une seule fois.
Je ne sais pas si eux ils y repensent.
Tous, contre moi, ont-ils oublié ?
Je ne sais pas.
Je revois la morve qui coule de son nez, les larmes qui s'y mélangent sur sa bouche.
Je revois la petite cabane dans la cour de maternelle, refuge insuffisant, poursuivi par la horde...
J'étais du genre solitaire à l'école, pas d'amis, je ne jouais pas pendant la récréation avec les autres enfants, est-ce ce je les regardais même : marelle, loup, tricycles, bagarres ?
Ce jour-là (et autres jours ?), certainement attiré par l'agitation autour de la cabane, je me mêlais à ce groupe d'enfants de trois à six ans qui brutalisaient ce petit garçon - dans ma mémoire sans nom, sans visage, mais sa douleur prégnante.
Et ma honte maintenant d'avoir participé au lynchage - ai-je porté des coups ou seulement regardé, quelle différence ? - , d'avoir pris du plaisir, surtout le plaisir de faire partie un instant d'un groupe, d'être leur égal, même dans la bassesse, et supérieur à ce gamin pleurnicheur, petit, moche, sale...
Que faisaient les maîtresses et les dames de service ? Au café... Personne ne surveillait. Et les héros, futurs pompiers, docteurs, justiciers, aventuriers, où étaient-ils ? Personne pour s'interposer ? Personne pour le sauver.
Une dizaine d'années plus tard, je me revois au collège désigner un par un au principal adjoint mes tourmenteurs. Ceux qui me rendaient la vie impossible depuis des mois. A l'époque, on ne parlait pas de "harcèlement scolaire". Il n'y avait pas d'associations, de campagnes de prévention, ni de films et chansons pour le dénoncer. Sans mots pour le dire, les victimes étaient comme condamnées au silence, dans la honte enfermées. Un jour, j'ai eu le courage de dire "stop". Mais quand le principal adjoint a demandé aux élèves de s'aligner, n'avais-je pas ma place parmi eux, et parmi les brutes ? Quelle victime étais-je vraiment en repensant à ce que j'avais fait à cet enfant en maternelle ? (Je n'y repensais pas).
Je ne sais pas ce qu'il reste de tout ça en moi. Je veux dire, à part les souvenirs, les regrets et les rancunes, ces expériences m'ont-elles vraiment façonné ?
D'autres que moi gardent des traumatismes ineffaçables après avoir subi des violences. Et les autres enfants qui leur faisaient du mal ? Que sont-ils devenus ? Bons pères de familles ? Membres respectables de la société ? Employés du mois ?