Enfants, la mort nous touchait-elle vraiment ? Celle d'une ancienne institutrice, d'un animateur de télévision, d'un grand-père...
Il repense à ce dessinateur qu'il aimait tant. Il publiait régulièrement des caricatures dans le journal, ses personnes ou personnages avec corps et visages allongés, visage souvent sérieux, graves comme des masques primitifs. Sa mort lui a fait beaucoup de peine... Son journal, c'est l’œuvre de sa vie, il l'a fondé dans les années 70 avec son épouse, aidé par un ami industriel, vendeur de boîtes de conserves. Son journal le survivra... combien de temps ? Et combien de temps se souviendra-t-on encore des figures longilignes de son ami ?
La bande fait du bruit dans le magnétoscope. La cassette a beaucoup servi, de multiples enregistrements, film sur film, la bande est froissée à certains endroits, l'image sur le téléviseur se déchire, l'image se déforme. Mais je voudrais encore revoir ce passage d'une ancienne émission avec ce chanteur...
Il y a vingt ans, il était au faîte de sa jeune gloire. Il pouvait tout dire, faire, le public s'extasiait, applaudissait à tout rompre dans le studio de l'émission du soir à la mode.
Et puis, il a eu moins de succès, il n'a plus rempli les Zénith. Mais il a perdu son romantisme un peu surfait, et s'est débarrassé des clichés des stars pop-rock. Il a exploré d'autres genres, écrit, réalisé un film... Un film profond, étrange, sans musique, dont je n'ai enregistré hélas qu'une partie sur la k7...
La cassette saute à nouveau dans l'appareil.
Les enfants timides, mutiques en classe, ont été envoyés ensemble en voyage scolaire/thérapie au bord de la mer. Arrivent-ils à se parler entre eux ? Que se disent-ils ?
La réceptionniste de l'hôtel est très gentille, elle leur dit : "il faut parler, il faut oser parler". Le garçon le plus en avant du groupe, le plus hardi pour demander les clés des chambres, voit sur le comptoir un bloc notes carré avec à côté un stylo attaché à son porte-crayon avec une petite chaîne. Il se voit un instant écrire quelque chose sur le papier, mais l'instant d'après la première feuille carrée du bloc-notes est toujours blanche et sa main est toujours dans sa poche, il ne l'a pas sorti pour prendre le stylo. Quelqu'un (ou lui-même) demande : "qu'a-t-elle dit ? qu'est-ce que la dame a dit ?" Parler ? Ecrire ? Quels mots ?
Je me revois l'autre nuit boire une bière, couleur mélasse, goût réglisse très fort qui dégoûte mes amis. C'est sûr, ça, ce n'est pas de la limonade. C'est une fin de soirée, un peu triste, nous sommes un peu gris, et la nuit semble s'allonger à l'infini de canettes en bouteilles vides sur des caisses retournées sous la belle étoile dans le jardin devant la maison... Un ami vient s'asseoir par terre à côté de moi. C'est un drôle de gars, qui me parle entre fumées et alcools de religion. Il dit qu'il croit en Dieu, et Jésus et Marie. Mais surtout il croit en un saint particulier - dont je n'ai pas retenu le nom -, il le prie souvent, et en retour il pense qu'il veille sur lui et le protège. J'hésite à ouvrir une bière. Il me demande si je prie. Je lui réponds que j'ai rompu avec la religion à douze ans, après ma communion. Il me demande pourtant si je connais une prière. Je ne sais pas pourquoi mais je joins mes mains et baisse la tête pour réciter la seule prière dont je me souviens : "Notre père". Je ressens de la honte en renouant si longtemps après avec ces bondieuseries... Mais les mots sont si beaux : "Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés."... J'en bande de félicité. Et mon ami bande aussi derrière moi. Mes mains se séparent et se rejoignent dans son jogging. "Ne nous soumets pas à la tentation"... Je le mène par le sexe vers un lit pour consumer le blasphème...
Tout ceci n'a que le sens qu'on lui donne.
Que penser aussi de cet autre garçon que j'aimais, j'aime encore, malgré les crimes qu'il a perpétrés. J'aime avec un étrange sentiment ses yeux rougis comme injectés de sang, sa bouche mauvaise par laquelle est sortie les derniers mots que ses victimes ont entendus, ses mains qui ont étranglé... Il est recherché par la police, il vient chez ma mère un soir, chat grattant à la porte... Et ma mère qui a le cœur sur la main, lui ouvre, le nourrit, lui offre un lit, malgré ce qu'elle a lu dans les journaux.... Est-elle aussi folle que moi ? Quand il lui dit que nous sommes amis, "amis intimes", comprend-elle ce que recouvre, cache à moitié cette expression ?
Les enfants sur la plage attendent la nuit pour s'envoler comme des feux d'artifice. A défaut de mots, il vont proposer des images fantastiques aux spectateurs. Celles de leurs corps projetés dans les airs, qui laissent derrière eux des traces comme des avions à réaction, mais ce sont ici des traînées bleu, rouge, rose ou jaune sur la toile de la nuit. Ils vont ensuite retomber doucement sur des immenses coussins, grand sourire aux lèvres d'avoir été des étoiles filantes pendant quelques secondes.