Comme chaque soir, Élie m'attendait patiemment, roulant ses billes dans les paumes de sa main entre ombre et lumière sur les trois marches qui descendaient vers la petite pièce à l'entrée de ma maison, pièce semblable aux autres pièces qu'on trouvait à presque toutes les entrées de maison du village, pièce en dehors du foyer fermé d'une lourde porte en bois et réservé à la famille et aux plus proches, pièce pour accueillir voisins, commerçants, livreurs, ouvriers, avec un confort modeste, simples bancs, tabourets, pièce basse, souvent à l'entre-sol et dans la pénombre pour garder une bonne température pour conserver provisions - pains, lait, vins de soif, jarres d'eau, - et pénombre propice aux marchandages et racontages... L'hiver parfois un mendiant de passage était autorisé à dormir sur le sol en terre battue ou grossièrement pavée, il gardait la maison contre un abri et une assiette de soupe ; sinon, c'était le chien de la maison qui dormait là.
Vingt heures étaient passées, nous avions dîné. C'était cette période de l'année entre fin avril et début août avec une nuit qui venait tard, avec ces ciels bleu qui mettaient longtemps à ternir. On voyait après le dîner les gens sortir de chez eux un à un. Les hommes s'étaient débarrassés de leurs habits de travail (blouses, "bleus", tabliers, uniformes) et avaient enfilé un pantalon en lin, une chemise blanche, ils sortaient sans veste ni chapeau réservés aux dimanches, ils sortaient les premiers (c'est-à-dire avant femmes et enfants) pour se montrer avec une certaine fierté dans les rues du village comme si le soleil brillait encore que pour eux, ils fumaient le cigarillo ou la pipe, ils retrouvaient et bavardaient avec les voisins, des petits groupes se formaient, jamais plus de quatre ou cinq hommes... Les femmes et les filles, après la vaisselle faite, pointaient un peu plus tard le bout de leurs nez ; avec un joli châle sur les épaules, on se saluait de porte en porte, puis on se rejoignait dans la rue, mais, contrairement aux hommes, on s'éloignait rarement du foyer, souvent des petits enfants couchés à surveiller... Les plus grands (grands comme moi dix ans et demi) et les jeunes - garçons surtout - avaient quartier libre les veilles de congés scolaires... ça s'envolait dès la corvée terminée (débarrasser la table, border le petit frère, ranger les couverts, décrocher le linge) pour aller jouer un peu partout, retrouver les copains, et certains chanceux la petite amoureuse échappée des jupes de la mère...
Élie et moi restions à l'écart des autres enfants. Moi, j'aimais rester près des adultes. C'était pour moi chaque soir des scènes diverses et variées qu'ils m'offraient malgré eux. Il n'y avait pas alors de cinéma au village, ni de télévision, seule la vie était le film comique ou dramatique du soir. Enfant très sensible, je ressentais comme si elles étaient miennes les douleurs, colères, joies, déceptions, tensions des gens du village bien que ces gens-là étaient très pudiques et secrets. Il fallait tendre l'oreille, en faisant semblant d'être intéressé par une partie de billes, pour comprendre les messes basses, discerner les reniflements tristes des ricanements contenus, il fallait capter du coin de l’œil la légère grimace, le doigt tout juste levé, le torse qui se bombait un peu, le regard à demi de travers ou le petit clin d’œil entre l'un et l'autre. Les conflits ne se réglaient jamais en place publique, et les "affaires" passées et présentes étaient impossibles à deviner sans être déjà dans la confidence.
L'été apportait avec les fruits gorgés de soleil les saltimbanques qui venaient égayer les places avec guitares, orgues de barbarie, chansons. Des jongleurs, cracheurs de feu, des petites troupes de théâtre, passaient par là un ou deux soirs, parfois accompagnés d'animaux prodiges, chevaux, singes, perroquets... Je ne boudais pas mon plaisir ces soirs-là mais, au fond de moi, je préférais les romans, feuilletons des soirs ordinaires offerts par les gens...
Élie lui, petit être craintif ne levant jamais le regard plus haut qu'un menton, passant son temps à compter tout et n'importe quoi (doigts, billes, pavés, marches, cailloux, choux, hiboux, on l'entendait souvent, parfois au milieu d'une phrase, énoncer une le résultat d'une addition arbitrairement effectuée), ouvrant son cœur au premier hérisson ou rouge-gorge qu'il voyait, grattant jusqu'au sang les croûtes aux genoux (joujoux, poux, bijoux), "et de 14", inventant des mots sans aucune gêne (un cheval, une chevelle, orgues de barberie, racontages, cigarotte), Élie lui n'aimait pas vraiment ces soirs des beaux jours qu'ils soient calmes ou animés. Il ressentait quelque chose de bizarre dans ces heures perdues par tout le monde, perdues dans le cours du temps... Un jour, il avait eu cette fulgurance : "Imagine, la nuit ne tombe jamais... Est-ce que tout le monde resterait pour la fin des temps à traîner dehors comme ça ?"
Alors parfois, il arrivait à m'arracher au spectacle de la rue pour me ramener chez lui, ou chez moi, m'entraîner dans la pénombre de la pièce de l'entrée, nos yeux s'y habituaient vite, brillaient dans nos jeux continués là.
Et puis, les gens finissaient bien par rentrer, la nuit arrivait, soulageant Élie de sa peur irrationnelle... Je constatais chaque année que son humeur devenait plus gaie au fur et à mesure que les jours diminuaient, le mois d'août était certainement son mois d'été préféré, tandis que je devenais plus mélancolique quand mes scènes du soir se raccourcissaient...
La dernière année, chaque soir qui se terminait était un petit déchirement avant le grand adieu...
C'était la dernière année pour tout le monde.... Dans quelques mois, toute la vallée et notre village seraient engloutis pour mettre en place un barrage. Tout serait englouti : secrets, rumeurs, réputations, rancœurs, disputes, amitiés... Arbres, maisons, commerces, écoles seraient sous l'eau, et il n'y aurait plus personne. plus de gens dans la rue, plus un bruit humain... (On allait se disperser un peu partout dans la région, certains, comme les miens, allaient rejoindre les grands ensembles dans une grande ville). Les gens auraient pu les derniers temps laisser éclater les haines contenues ou les amours cachées... Mais non, chacun resta digne, garda tête et épaule hautes même le dernier soir du dernier jour du village.
Nous n'étions pas là quand l'eau s'est mis à monter. Mais nous avons senti de loin l'inondation, l'eau qui entrait dans les maisons, remplissait en premier les pièces dans l'entrée, puis passait le seuil des portes laissées ouvertes pour venir mouiller parquets, moquettes, et puis ce fut nos chambres qui furent noyées, comme nos rêves oubliés sous l'oreiller...