C'était une période étrange. Je ne sortais presque plus de mon appartement. Du cinquième étage, je regardais de temps en temps par la fenêtre la ville, le flux ininterrompu de voitures et de bus, motocyclettes des livreurs, les gens allant et venant dos courbés et têtes baissées.
J'étais preque totalement déconnecté des "actualités" du monde. Je ne regardais plus la télévision depuis des années, ne lisait pas les journaux et évitait sur internet les sites d'informations. Mes échanges avec les autres étaient rares et pour la plupart professionelles, et les discussions se limitaient à des sujets futiles : pluie, soleil, cinéma, impôts, immobilier.
Un soir, à travers la porte de mon appartement, j'entendis mes voisins discuter sur le palier. L'un : "Vous avez vu ce qu'il s'est passé en Belgique ?". L'autre : "Oui, c'est terrible". Il m'aurait été si facile de prendre mon téléphone et demander à un moteur de recherche l'évènement dramatique survenu en Belgique. Mais en avais-je envie/besoin ? Non... Si loin ce temps où, adolescent, je découpais dans les journaux des morceaux de misère, guerre, gloires et décadences du monde.

Ce jour-là, je m'étais endormi en fin d'après-midi. Sieste non voulue, sieste qui me flinguait moralement (signe de faiblesse) et physiquement : je me réveillais avec une enclume dans la tête, il me fallait plusieurs minutes pour "reprendre" corps et esprit... Je me levai difficilement, vacillai jusqu'à la fenêtre comme si la lumière des derniers rayons du soleil (18 heures 30) alllaient me redonner de la force.
Il y avait depuis plusieurs jours de la tension dans la ville. Les bus et les trains, les éboueurs et les facteurs étaient en grève depuis plusieurs jours. La police et les militaires étaient déployés partout pour prévenir/réprimer les émeutes. Le gouvernement était sur le point de tomber... Je n'avais pas pu ignorer tout ça cette fois, mais, sans plonger vraiment dans le flot d'actualités, la situation m'apparaissait très confuse, j'ignorais par exemple la chaîne d'évènements qui nous avait conduit jusqu'ici, et je ne savais pas vraiment qui disait vrai, qui disait faux, mais ça, ce n'était pas par manque d'informations car les mieux informés étaient encore plus perdus que moi.
Sur la place, il y avait une drôle d'agitation : entre les tas de sacs de poubelles, les voitures brûlées et les caddies renversés, un blondinet dansait sous protection policière filmé par plusieurs caméras. Je le reconnus après avoir pris mes lunettes : c'était Troye Sivan. Avait-il choisi ce joli décor pour son nouveau clip ? Je descendis voir...
La danse de Troye avait quelque chose de contraint et de forcé, comme sourire forcé. Peut-être parce qu'il n'était pas totalement libre de ses mouvements : il ne pouvait que tourner en rond dans un périmètre fermé par les flics et les agents de sécurité.. Mais je sentais autre chose peser sur lui. Comme pour nous tous, la fête, le rire, la joie étaient depuis quelque temps seulement du divertissement bien organisé, artificiel et temporaire avant de retourner dans la brutalité du monde.
Je réussis je ne sais plus comment à entrer dans la zone du tournage.

Je reste planté au milieu de la place sans que personne ne m'éjecte. Troye s'approche. Je me trouve sur son passage prévu, ou il s'intéresse à moi... Serait-ce possible ? Il lève sa main droite et me la tend. Il veut danser avec moi. Alors dansons. Mais je ne sais pas danser. Il me guide, mais je suis gauche, j'ai honte. Il me fait tourner sur moi-même, ou sur lui-même, je me débrouille plus ou moins bien... Ce qui ne le décourage pas : il me prend par la taille, il veut me porter au-dessus de lui (genre 'Dirty Dancing'), est-ce bien raisonnable ?, il n'a pas la force pour... Mais pourtant, mes pieds décollent du sol, et je me retrouve sans effort de sa part ni de la mienne à l'horizontale sur ses deux bras tendus. Il sourit jusqu'aux oreilles, fier d'avoir réussi à me soulever. Moi, je ne sens plus mon poids, je ne suis plus soumis à la loi de la gravité, il pourrait me faire tourner sur un doigt... Nous continuons à danser, lui les pieds sur terre, moi dans les airs, sans lâcher sa main, sous son regard admiratif, rebondissant sur les toits des voitures, m'accrochant aux lampadaires, j'entraîne Troye loin du tournage, je nous fais sauter par dessus le filet d'un terrain de tennis, il vole avec moi à deux mètres du sol. Nous rions comme nous l'avons pas fait depuis longtemps, rire pur d'une joie complète sans entrave...
Nous retrouvons le plancher des vaches pour jeter des tomates pourries sur les flics et les ministres. Les passants nous imitent. La révolte s'étend à toute la ville, toute la région puis tout le pays - le gouvernement tombe - puis le monde entier. Le pouvoir est redonné aux peuples, les guerres s'arrêtent, les richesses sont partagées équitablement...
03:36. Le monde a-t-il changé ? Est-ce que je sais voler ?