Dans l'allée centrale du supermarché, les gens se croisent, s'évitent, se gênent, se frôlent, se percutent, s'excusent, poussant caddies, portant paniers, sacs, ou articles dans les mains... Je procède à mes achats sans liste, avec un parcours aléatoire d'un rayon à l'autre, piquant ici et là un peu de tout. Ce soir, à vrai dire, je voulais profiter de mon passage dans le coin pour faire quelques courses, puis sur le parking, j'ai hésité à entrer dans le supermarché : n'avais-je pas assez de nourriture dans les placards ? ... Et puis, je n'avais pas carte bancaire sur moi, juste un peu de liquide. Mais je suis sorti de ma voiture, je suis monté sur l'escalator, je me suis mêlé à tous ces gens dans les allées du supermarché... Parmi tous ces gens, je remarque ce jeune garçon, douze ou treize ans, un mètre trente, il talonne son père, un mètre soixante pas plus, tous deux de type asiatique, peut-être cambodgiens. Il ne lâche pas d'une semelle son père, il ne le quitte pas des yeux, yeux un peu inquiets, inquiets de quoi ? A part son père, il ne semble rien voir d'autre, il ne s'intéresse pas aux gens autour de lui ou aux produits sur les rayonnages, il marche comme un somnambule. Je me demande s'il a un trouble autistique ou s'il est seulement un garçon très calme et obéissant.
Plus tard, je rejoins cette fête dans un quartier de la ville, fenêtre ouvertes, scène ouverte. Il y a deux semaines, après la mort de Nahel tué par un policier, les petites cités d'ici se sont enflammés, feux d'artifices, tirs de mortiers, incendies de magasins. Des garçons de seize à vingt ans, dit-on, qui ce soir sont curieusement absents de la fête. Ils passent indifférents devant la scène montée au pied d'un immeuble. Sur cette scène, montent qui veut pour déclamer poèmes, chanter, rapper, slammer. La première participante est une fille de seize ou dix-sept ans, toute traqueuse, fragile devant le micro, va-t-elle réussir à chanter devant ce petit - immense - public ? Elle contrôle sa respiration, puis la musique démarre, et les premiers mots essoufflés sortent de sa bouche et des enceintes. "Si seulement elle savait / Comment / Comment tu la regardais"... Elle trouve l'équilibre sur le fil de la mélodie et sa voix pure comme l'eau d'une fontaine porte l'émotion de la chanson. "Tu voudrais qu’elle soit ta reine ce soir".
Après sa chanson elle veut dire quelques mots, elle remercie sa mère, la meilleure maman au monde, qui l'a soutenue pendant sa "dépression". Le mot me parait incongru dans la bouche d'une si jeune fille, mais n'a-t-on pas déjà beaucoup vécu à seize ans ? Elle se justifie presque en parlant de la mort de son père.
L'animatrice lui confie un gros œuf en papier mâché qui voyage de quartier en quartier tout l'été, les habitants peuvent y coller des petits mots.
D'autres slammeurs, rappeurs, chanteurs se succèdent sur scène.
Sur mon banc, j'ai froid, la soirée est fraîche, les jours irrémédiablement raccourissent.
Avant la nuit, se réchauffer avec un petit groupe brésilien... J'ose me lever, me mêler aux gens. Je ne sais pas danser, mais je me laisse aller...