Bien que sa préférence pour les hommes ne fut révélée qu'après sa mort par la publication d'une partie de son journal, Thomas Mann (1875-1955) n'a pas manqué dans son oeuvre de parler d'homosexualité. Il y a bien sûr Mort à Venise (1912), récit adapté au cinéma par Visconti (1971). Dans le court roman Tonio Kröger (1903), le héros a l'esprit tourmenté par un de ses camarades.

Mais il y a aussi La montagne magique (1924), roman devenu un classique de la littérature allemande. Le personnage principal Hans Castorp séjourne en Suisse dans un sanatorium. Il est fascinée par le charme d'une pensionnaire Clawdia Chauchat, laquelle lui rappelle directement un camarade de collège qu'il admirait : Pribislav Hippe.

Le souvenir du collège tient sur quelques pages, tandis que l'histoire avec Clawdia tient une place importante dans le roman. Mais pour décrire Clawdia, c'est souvent Pribislav qui sert de référence.

La même circonstance anodine va faire rapprocher Hans de Clawdia et Pribislav à des années de distance. Hans a besoin d'un crayon et en demande un à Clawdia et Pribislav.

Elle l'avait regardé exactement comme par les yeux de Pribislav.

L'auteur renvoie ainsi le lecteur à la description des yeux de Pribislav quelques pages auparavant.

Ses yeux gris bleu ou bleu gris - c'était une couleur un peu indéterminée et équivoque - étaient d'une forme particulière, étroite et, à en juger de près, même un peu oblique, et en dessous saillaient les pommettes bien marquées.

Plusieurs pages plus loin, même comparaison, les yeux de Clawdia (...) ressemblaient d'une manière frappante et presque effrayante à ceux de Pribislav Hippe.

[Il] la regardait en riant exactement comme Pribislav Hippe, autrefois, avait parlé en riant dans le préau du lycée. (chapitre 5)

Un amour ambigü avec le souvenir de Pribislav sans cesse présent.

C'est une chose troublante de s'apercevoir a posteriori que le désir qu'une personne nous inspire est inspiré par un amour passé. Proust écrivait dans La Recherche qu'on aimait toujours le même type d'homme ou de femme au cours de sa vie. Je ne sais pas. Mais il y a des personnes qui nous ont marquées plus que d'autre et qu'on retrouve plus ou moins consciemment chez d'autres. Troublant.