L'invitation
Que vais-je donc faire dans cette gare ? Ni train à prendre, personne à attendre.
Un train vient d'arriver. Une masse de voyageurs traversent la gare. Je le reconnais bien sûr, mais je passe devant lui sans lui dire bonjour, sans m'arrêter. Mais c'est la gorge serrée que je poursuis mon chemin me dirigeant vers les quais sans savoir si je vais prendre un train et quel train d'ailleurs.
Je n'y crois plus. L'idée qu'il m'aime : envolée. Et même l'idée de l'aimer constamment, fidèlement, s'éloigne.
Et puis, je tourne casaque : je n'ai pas envie de rejoindre ces quais sombres, je n'ai pas envie d'être celui qui abandonne...
Tout le monde a le droit de se tromper, de ne pas reconnaître tout de suite un ami dans la foule, de revenir sur ses pas après s'être dit "Tiens, ce n'était pas x que je viens de croiser" puis lui dire "Le monde est petit, etc".
Je n'ai qu'à lui tendre la main, la plupart des hommes font ainsi, la majorité. Certains se font la bise, et j'ai bien envie d'embrasser ainsi Lucas, malgré le fait que cela puisse paraître étranger après tout ce temps, après ne pas l'avoir reconnu ou pire l'avoir ignoré, pense-t-il, chagriné peut-être.
Mais tant pis, la vie est de toute façon absurde, pourquoi ne l'embrasserai-je pas sur la joue ? Parce que je suis maladroit, ou parce que la peau de son cou me semble plus douce, je dérape, mes lèvres se posent trop bas sur son visage et y restent une seconde, une seconde de trop.
Je recule effrayé par mon audace. L'étonnement se lit sur son visage et, me semble-t-il, une sorte de déception : ainsi suis-je (moi aussi) atteint par ce vice qui gâche de facto la nature de notre amitié. Qu'ai-je donc fait ? Je me suis avancer sans tâter le terrain, et je m'étonne qu'il ne goûte pas ma tendresse indécente de son point de vue. Des garçons aiment des garçons, mais c'est une minorité de l'espèce. Pourquoi je n'arrive pas rentrer cette idée dans ma tête ? L'occasion fait le larron, mais la déception est fréquente.
Soudain, ses lèvres se gonflent, il fait la moue, puis un léger sourire brise le malentendu : surpris oui, mais ravi. Il ne faut jurer de rien.
Comme s'il fallait rattraper le temps perdu sans perdre une seconde de plus, nous décidons de nous aimer sur-le-champ, sentimentalement s'entend, car, pour le passage à l'acte, ce sera demain, aujourd'hui, il est trop occupé.
Mais demain c'est quand dans le monde onirique ? Il me laisse sans répondre à cette question que je ne lui pose pas. Il ne m'a pas indiqué une heure de rendez-vous mais l'aurais-je su que ça ne changerait rien : comment faire pour me rendre jusqu'au lendemain ? Je sais que c'est impossible, par expérience. Le temps ici n'est pas linéaire. Ce moment avec Lucas en est d'ailleurs la preuve. Mais quel plaisir de vivre avec lui (encore) le début d'une histoire.