Un matin de janvier, je retrouvai Thomas dans le journal local. Il était le seul survivant d'un accident de la route qui avait coûté la vie au conducteur et aux deux autres passagers du véhicule. Thomas avait été éjecté de la voiture lors de la sortie du route ou de la collision avec un arbre. Juste après, le véhicule avait pris feu, et il était impossible d'identifier les corps carbonisés. Thomas, qui n'avait rien à part quelques points de suture au crâne et deux côtes cassées, dut indiquer les noms de ses amis et la place de chacun dans le véhicule... Lui était à la place du mort, il avait traversé le pare-brise. Enfin, il se souvenait seulement qu'il n'avait pas mis sa ceinture, que le conducteur n'avait pas beaucoup bu mais qu'il roulait trop vite.

Deux des victimes étaient aussi des étudiants de l'université. Même ceux qui ne les connaissaient pas étaient choqués... Chacun se représentait l'image des corps calcinés...
A l'hôpital, Thomas avait refusé les visites, je ne pus le voir.
Bien qu'il sortit rapidement, Thomas ne réapparut pas tout de suite à la fac...

Un soir, vers 19 heures après les derniers cours, il faisait déjà nuit, je le retrouvai aux abords de la fac, autour de laquelle il devait rôder sans oser y entrer, pensai-je...

Je l'approche, il fuit mon regard, mais je vois bien que ses yeux brillent dans la nuit. J'arrive jusqu'à lui, il ne me tend pas la main, je la saisis et la serre tout de même. "Ça va ? Que fais-tu là ?
- Je ne sais pas, répond-il d'une voix sourde. Peut-être pour te rencontrer par hasard."
Il lève la tête, sourit, un sourire triste. Il dit qu'il a froid (il est mieux couvert que d'habitude pourtant) et m'entraîne à côté dans le local d'un lavomatic ouvert et éclairé bien mais il n'y a personne à faire tourner les machines... "Tu n'as pas repris les cours ?
- J'ai encore eu de la chance, c'est ce que tout le monde pense, dit-il tristement mais calmement. Pourquoi lui ? Et ne serait-il pas en fin de compte un chat noir ? Le chat noir porte malheur mais le chat noir a peut-être beaucoup de chance, il ne lui arrive rien, ce sont les gens qu'il croise à qui il arrive des malheurs...
- Arrête, tout ça, c'est de la superstition. Ce n'est pas toi qui conduisait... Et tu es indemne mais ça ne veut pas dire que tu n'as rien subi, tu as perdu des amis. Je n'appelle pas ça avoir de la chance. Tu aurais pu mourir. Tu n'es pas immortel."

Il savait qu'il n'était pas intouchable déjà au moment de notre première conversation. Certes, l'idée lui plaisait car elle lui donnait des ailes. Mais il n'était pas moins rationnel que moi. Il savait qu'un jour, il lui arriverait un drame. Bien qu'il ait échappé à une mort atroce dans les flammes de la voiture, il venait de vivre ce drame... Il lui faudrait du temps pour s'en remettre. Il ne pourrait plus marcher pieds nus dans les couloirs de la fac car d'abord cela paraîtrait indécent pour les proches des victimes et puis, il n'avait plus cette insouciance qu'il affichait auparavant. Mais peu à peu, il se sentirait mieux, il serrerait moins fort ses lacets... J'avais peur cependant en le quittant ce soir-là de n'avoir pas trouvé les bons mots. Mais il n'y avait rien d'autre à dire à part que la vie est dégueulasse pour tout le monde, il faudrait tous se foutre en l'air...

Je l'ai revu parfois jusqu'à la fin de l'année. Peu à peu, il allait mieux comme je l'avais prévu. Il a changé de fac l'année suivante.