Nouvelle en trois parties. Partie 1. Chat (pas si) sauvage.

J'ai rencontré Thomas il y a quatre ans. C'était au resto u de la fac de Brest. Je déjeunais seul ce jour-là, j'étais placé à quelques mètres de lui. Parmi les nombreux étudiants installés dans la salle du premier étage, il attira vite mon attention : il avait les pieds nus. Oui, ni chaussures, ni chaussettes. Sous la table, il n'y avait pas de chaussures trop serrées qu'il aurait enlevé. Visiblement, il avait marché toute la matinée les pieds nus : la plante de ses pieds était noire. Il portait un pantalon beige trop court, et un tee-shirt aux manches élimées, une tenue bien légère en plein automne. Ses cheveux mi-longs décoiffés tombaient sur son visage... Quant à son comportement, il était tout aussi détonnant : il saisissait entre ses doigts des frites sur sa pizza (il les avait demandé en supplément), les montait jusqu'à sa bouche ouverte dans laquelle il les laissait tomber pour les mâcher. Assez grossière attitude. En plus, il parlait la bouche pleine à ses camarades de tablée.

Il pourrait ressembler à un de ces enfants sauvages ramenés à la civilisation. Mais il ne paraît ni hagard ni apeuré comme le serait un petit sauvage, il se sent parfaitement à l'aise où il est, comme il est. J'envie son aisance... même si je n'aime pas ce style néo-hippie ou néo-baba que je considère comme très artificiel.

Je continue à l'observer du coin de l’œil. Il se lève, attrape la carafe vide pour aller la remplir. Il doit traverser la salle, et c'est sans regarder où il marche qu'il quitte sa table. Heureusement que je suis là pour regarder à sa place : lorsqu'il passe devant moi, il ne voit pas devant lui par terre dans le passage entre les tables une fourchette dents en l'air. Je l'arrête : "attention par terre..." Il se retourne et me sourit : "T'inquiète, j'ai l'habitude.
- Tu n'as pas de chaussures ?
- Comme tu vois !", répond-il simplement.
Il continue son chemin (en évitant la fourchette). Au retour, il s'arrête à ma table : "ça te gêne que je ne porte pas de chaussures ? demande-t-il avec un grand sourire.
- Si ça te plait... Mais je ne vois pas trop l'intérêt.
- Oui, il n'y en a pas vraiment.
- Tu es en quoi ?
- Mathématiques. Pieds nus mais tête bien remplie, enfin je crois. Et toi ?
- Je suis en troisième année de droit.
- Bon, on se reverra peut-être."
Il rejoint sa table avec sa carafe. Il me jettera ensuite quelques regards avant de s'en aller avec son "équipe".

Une semaine plus tard, un matin, je le retrouve dans le bus dans lequel je monte. Cette-fois, il a des chaussures. Il est assis au fond. Il me voit et me fait un signe vague de la main que je prends comme une invitation à le rejoindre. Je lui serre la main comme un copain. "J'étais sûr qu'on se reverrait !
- Je ne t'ai jamais vu dans ce bus.
- Je ne prends pas cette ligne d'habitude.
- Moi, j'ai oublié ma carte, j'ai du acheter un ticket au conducteur...
- Moi je ne paye jamais le bus, le chauffeur ne dit rien.
- Et les contrôleurs ?
- Je ne tombe jamais sur un contrôle.
- Question de chance.
- Justement, la chance est ma meilleure amie.
- Enfin la chance n'existe pas vraiment a priori.
- Moi j'y crois. Si je te racontais ma vie, tu serais étonné...
- Si tu fais des maths, tu connais les probabilités. Si on prend le cas d'un contrôle, ce n'est qu'une affaire de probabilités.
- Il y a la théorie et les faits. En voici un : je ne me suis jamais fait contrôlé. Comme je n'ai jamais eu de bras cassé ou de grippe. Le bus arrive, on se revoit à midi et demi devant le RU ?
- Euh... Oui, pourquoi pas ?"
Nous nous séparons devant l'arrêt de bus puisque nous n'allons pas vers le même bâtiment de l'université... Ce garçon est vraiment intrigant, j'ai envie d'en savoir plus sur lui...