16 aout 1993,

Julien,

Je t'écris cette lettre que je ne t'enverrai pas, car je ne pense pas que tu la lirais "comme je le voudrais"... Mais j'ai envie de faire comme si je te parlais...
J'ai passé mes vacances chez mes grands-parents comme l'année dernière. Puis, il y a une semaine, nous avons emménagé ici. Je ne pense pas qu'on se reverra, je n'ai plus envie d'aller voir mon père, et il n'a pas l'air de s'y opposer.

Je ne sais pas si tu as compris mon "implication" dans ce qui s'est passé. Je regrette ce qui s'est passé. Si j'avais été là, je ne me serai pas battu pour toi, mais je regrette. Tu n'a pas eu besoin de moi d'après ce qu'on m'a raconté.. Je ne sais pas depuis quand tu savais qu'on en avait après toi, et depuis quand tu ne sortais plus sans deux potes comme "gardes du corps"... C'était récent je pense enfin je ne sais pas, on te voyait plus beaucoup en ville. Enfin, tant mieux pour toi, tu t'en es tiré avec un coquard et quelques bleus. Ça a suffi aux gars du lycée.
Ma fugue a été courte : un gamin sans bagages endormi dans un train attire vite la curiosité ! Quand je t'ai retrouvé au collège, tu as continué à m'ignorer royalement... mais sache que moi, j'ai écouté avec un étonnant désintérêt ce qui s'était passé pendant mon absence, j'en avais plus rien à faire de toi et de ces histoires. Je n'ai pas expliqué à mes parents ni à personne ma figue. De toute façon, je ne parlais plus à personne... ou presque, il faut bien répondre tout de même à sa mère ou aux profs... J'ai eu besoin de m'isoler après tout ce qui s'était passé. Tu aurais pu tenter de te réconcilier avec moi avant la fin de l'année, tu n'as rien fait, et c'est mieux : tu n'avais aucune chance car je t'en voulais encore bien sûr, même si j'essayais de montrer le contraire...

Je t'ai aimé, je t'ai haï, je ne t'aime plus. Quand je te haïssais, je t'aimais encore, c'est clair...

Nous avons tous les deux été admis en seconde et réussi notre brevet, finalement l'année n'a pas été si mauvaise... Pour ton père, c'est une autre histoire...

Donc je suis parti à la campagne en juillet.
Je ne t'ai jamais parlé de ma sœur. Je ne sais même pas si tu l'as déjà rencontrée. Elle a eu treize ans en juin. A la campagne, comme il n'y avait pas d'autres ados de notre âge, nous avons passé la plupart de notre temps ensemble. D'abord, on a fait comme durant toute l'année, chacun de son côté, dans sa chambre... Et comme ça, on vit à côté de ses "proches" en les connaissant à peine, c'est triste... Surtout cette année, j'ai passé peu de moments avec ma sœur. Je n'ai pas vu qu'elle vivait mal le divorce de nos parents, c'est encore une enfant... J'ai essayé de jouer le bon grand frère avec elle cet été... Non pas "jouer", "jouer" c'est toi... C'est pour ça que je te raconte ça, je me suis rapproché d'elle sans attendre quelque chose en retour... et puis, ça m'a fait du bien de m'intéresser à quelqu'un d'autre qu'à ma "petite personne".

D'habitude je n'aime pas le mois d’aout, surtout après le 15 aout, parce que la rentrée approche, on ne se sent plus vraiment en vacances. Mais cette année c'est différent... Je me sens bien. Le déménagement m'a fait du bien, c'est un nouveau départ. Après être tombé très bas, on peut encore descendre plus bas, je l'ai compris, je ne veux pas revivre ça.

J'ai rencontré un garçon qui habite l'immeuble où nous avons emménagé. Après quelques jours, nous sommes déjà amis. "Amis", pas autre chose. Non pas que je n'aimerais pas... mais je l'aime bien comme il est, il est très marrant, sans méchanceté... On écoute du rap, MC Solaar, le ministère Amer... C'est bizarre, on écoutait pas de musique ensemble. Il faut dire que tu parlais beaucoup.
Sans vouloir te vexer, je n'ai pas envie de devenir comme toi, que tu deviennes homme politique ou autre chose. Moi, je préfère choisir la vie, c'est-à-dire éviter les gens comme toi et faire de mon mieux pour être quelqu'un de bien."

2013... Je me souvenais plus très bien du contenu de cette lettre jamais envoyée. Je l'ai retrouvé pliée en quatre dans un livre. Je savais qu'elle était dans ce livre, dans ce carton se trouvant depuis des années dans la cave de mon immeuble. Ce livre, je l'ai acheté cet été-là, je me souviens que je le cachais de ma mère : c'était un best-seller mais son sujet était assez sulfureux. Je l'avais lu sans bien le comprendre.
J'ai mis du temps à écrire cette lettre, il y a bon nombre de ratures. Mais je crois que je suis parvenu à apporter un bonne conclusion à cette année qui m'a marqué plus qu'aucune autre. Parfois, j'ai été moins sincère et honnête que je l'aurais souhaité ; mais je continue à "faire de mon mieux"...