Sylvain m'attendait à la sortie du collège un soir. Assis sur sa mobylette. Il m'arrêta en m'appelant par mon prénom. Nous nous connaissions, de vue et de nom : il était au collège l'année dernière mais pas dans la même classe que moi (comme Julien) et il devait être au lycée maintenant. Il voulait me parler. Mais à l'écart. Il a poussé sa mobylette, je l'ai suivi vers la petite rue longeant le collège qui descend vers le parking du supermarché. "C'est à propos de Julien. Je t'ai vu avec lui...
- On n'est plus amis. Si tu as un truc à lui demander, tu ferais mieux d'aller le voir.
- Un truc à lui demander ? Ça ne risque pas... Dis-moi, vous faites quoi ensemble ?"
Je craignais que ce fut un piège et m'apprêtais à tourner les talons. Chat échaudé craint l'eau froide.
Il dit : "Je voulais te prévenir, mais je ne l'ai pas fait. Il faut que tu saches de quoi il est capable."
Il arrivait trop tard. Il le sentit bien : je devais avoir une sale gueule, les cernes, les traits tirés... Je dis : "Il m'a manipulé ce conard..." Et, me reprenant, : "mais je ne veux pas en parler."
Tire-toi, c'est un piège. Je voulais courir très loin. Combien de personnes savaient ?
Non, attends, tu n'as pas été sa première victime, pourquoi ne pas au moins l'écouter ?
"Oui, c'est un conard, dit-il. Il faut faire quelque chose". Quelque chose ? "Lui donner une leçon", ajouta Sylvain. Le mot qui me venait était plutôt "vengeance"...

Vengeance car haine. Haine de tout ce qu'il était. Ce que j'avais aimé chez lui était devenu détestable. Sa suffisance, son machiavélisme, ses vices et sa tendresse. Je rejetais tout, je vomissais ce type en bloc... Je voulais le voir souffrir à son tour...
Sylvain était un garçon plutôt posé et mesuré. Il avait une petite copine... Comment Julien l'avait séduit d'ailleurs ? Qu'avaient-ils fait ensemble ? Il ne m'en dit rien, et, moi-même, je n'entrais pas dans les détails, juste les contours... Il avait plus de recul que moi, il en voulait à Julien, mais ce n'était pas pour lui une affaire personnelle, plutôt une affaire morale.

Julien m'avait jeté avant que sa réputation fut entachée... enfin à nouveau entachée... Sylvain m'expliqua ce qui s'était passé l'année dernière : Julien avait fait des propositions à un garçon, lequel avait refusé, et tout raconté à ses copains... C'était la fin de l'année, Julien avait laissé les on-dits siffler à ses oreilles avec une apparente indifférence... (Il avait raison : il ne faut jamais répondre à une rumeur).

Il suffisait de souffler sur les braises presque éteintes, raviver les mauvais souvenirs chez les anciens camarades de Julien maintenant au lycée ; et, à partir de ça... Histoire de réserver à Julien une rentrée bien pourrie au lycée l'année prochaine ? La vengeance est un plat qui se mange froid... Mais ma mère avait annoncé à ma sœur et moi que nous allions déménager très probablement à la fin de l'année scolaire dans une autre ville (elle voulait que nous rejoignions son frère qui pouvait l'embaucher dans son agence immobilière). Je ne verrais donc pas l'accueil réservé à Julien, Julien devait "payer" rapidement.

Il fallait réussir à manipuler tout un groupe de personnes ; et je n'étais et ne suis pas toujours un "leader". Et puis, en jouant avec le feu, je risquais de me bruler : n'étais-je pas comme Julien ? Ou presque comme lui ? Je doutais qu'il aimât vraiment les garçons ; en ce qui me concerne, je doutais de moins en moins ; mais quelle différence pour les personnes que je voulais utiliser, personnes bien ciblées : les garçons qui marchaient en bande, bande qui pouvait facilement se transformer en meute...

Sylvain allait m'être d'une aide précieuse. Il les côtoyait chaque jour dans l'enceinte du lycée... Mais il se montra réticent : "Non, c'est une mauvaise idée, ça va rien apporter...
- Tu veux rien faire donc ?
- Je pensais à autre chose.
- A quoi ?
- Je ne sais pas...
- Essaye de voir comment les gens réagissent lorsque tu parles de Julien. Puis glisse dans la conversation que, d'après ce que tu as entendu, il continue cette année...
- J'essayerai..."

Au collège, Julien continuait à m'ignorer. Il avait ceci dit la tête ailleurs. Son père était maintenant l'objet d'une enquête. Les journaux locaux et nationaux aussi en parlaient. Toute la ville en parlait. C'est une drôle d'ambiance dans une ville lorsqu'un maire est mis en cause dans une affaire sordide. La situation m'était profitable : il serait plus facile et tentant de taper sur le fils d'un maire déchu. La tâche était simple pour Sylvain au lycée. Je rongeais mon frein en constatant ses progrès : je trainais dans les bars pour voir si on parlait de Julien ; on parlait de lui, qui ne valait pas mieux que son père, disait-on... Il était temps que j'entre en scène... A la sortie du lycée, je devais jeter de l'huile sur le feu, mais doucement pour éviter un retour de flamme.

Un soir, après les cours, j'attendis que Sylvain me fasse un signe pour rejoindre un groupe de garçons qui fumaient une clope avant de se séparer. On m'accueillit assez froidement. Ces garçons-là ne m'appréciaient pas au collège ; certains m'avaient même bousculé dans les couloirs ou les vestiaires du gymnase... Mais j'avais besoin d'eux... Sylvain prononça le premier le nom de Julien en disant qu'il l'avait vu avec un garçon du collège privé. "Et toi, il t'as proposé des trucs ?" me demanda-t-on. Je me jetai à l'eau : "oui, c'est un mec dégoutant..." J'avais peur en disant cela qu'on se demande pourquoi alors on m'avait vu trainer alors avec lui. Mais Julien resta le sujet de la conversation. Quelqu'un dit : "ces mecs sont partout maintenant". J'osai : "c'est eux qui propagent le Sida". Les garçons approuvèrent...

Quelques jours plus tard, comme j'avais plus d'assurance, je frappai plus fort : j'affirmai que Julien disait à qui voulait l'entendre qu'il y avait plein de gars comme lui au lycée, il avait hâte d'y être. Grognements autour de moi. J'avais peur d'avoir été trop loin, je rajoutai : "Quel enfoiré quand même ! Comme son père !". Ils approuvèrent...

La suite coulait de source. Je n'avais pas besoin de souffler à mes nouveaux amis l'idée d'une bonne raclée à infliger à Julien. Mais je n'y participerais pas. J'avais été à bonne école : Julien m'avait appris à ne pas me salir les mains.

Sylvain me cherchait partout lorsqu'il me trouva ce samedi après-midi au vidéo-club. "Viens vite avec moi, il faut les empêcher de s'attaquer à Julien.
- Pourquoi ? Tu t'attendais à quoi d'autre ?
- Ils ont préparé des chaines de vélo, des manches de pioche, ça va trop loin.
- C'est bon, ils ne vont pas le tuer, ce sont des petites brutes, c'est tout...
- Et ça te plairait qu'on te fasse la même chose ?"
Il partit en courant sans attendre ma réponse.

Je sortis du magasin... Je me sentais très mal. Je ne m'en voulais pas d'avoir déchaine contre Julien toute cette violence, c'était bien plus confus dans ma petite tête. J'avais toujours envie que Julien paye... Mais payer pour quoi ? Julien m'avait poussé à chanter mon père, mais j'avais accepté de le faire... Comme j'avais accepté de faire des "choses" avec lui... Il s'était subitement écarté de moi pour se protéger mais n'aurais-je pas fait la même chose ? ... Mais j'étais à peu près sûr qu'il avait menti sur ses sentiments à mon égard... C'était cela que je lui reprochais le plus... Ce qu'aucun des brutes qui allaient le frapper ne pouvait comprendre... Je me sentais honteux d'avoir dit ce que je leur avais dit sur mes semblables... A nouveau ce désir de fuite, pour échapper à ce maëlstrom...

A la gare, acheter un billet pour le premier train. Comme si loin, plus rien de ce qui arriverait ne me concernerait... Comme un train ne m'éloigna pas assez, j'en pris un autre puis un autre qui roula dans la nuit... Avec pour oreiller ma veste roulée en boule, je me suis endormi contre la vitre...