J'ai oublié de parler de ce qui avait pourtant une certaine importance : les lieux de cette histoire. Le collège se trouvait en face de gare. Dans certaines salles du collège, on pouvait voir partir ou passer les trains. C'était le début du TGV. J'empruntais tous les jours le passage à niveau au bout du boulevard de la gare, ma maison se trouvant de l'autre côté de la voie ferrée dans un quartier proche. Mon père avait son cabinet et, depuis l'été, son appartement au bout de la rue descendant du passage à niveau vers le centre-ville. Cette rue m'était également très familière car elle passait devant mon ancienne école primaire qui tournait le dos au collège, puis un petit supermarché, puis le cinéma (avec en face la pharmacie). Au bout de la rue, un bar-tabac où j'achetais des cigarettes pour mon père (et des tickets à gratter). Une grande partie de mon enfance et mon adolescence se sont donc passé pour moi dans ce secteur réduit. La maison de Julien, à l'intérieur de laquelle je n'avais pas encore pénétrée à ce point du récit, je la connaissais : "c'est la maison du maire", disait-on quand on passait devant. On ne la voyait pas, planquée derrière une haute haie. A pied, c'était juste l'affaire de cinq minutes en grimpant vers les quartiers un peu plus loin de la voie ferrée. Je fis un jour ce petit écart géographique... lourd de conséquences.

J'avais bien choisi ce jour-là l'endroit pour parler avec Julien au collège : le fond de la cour. Je lui demandai :
"Quelle fille tu préfères dans la classe ?
- C'est nulle comme question. Comme si je devais restreindre mon terrain de chasse à cette classe...
- Non mais, si tu n'avais pas le choix ?
- Dans l'absolu, il faudrait essayer chacune pour savoir, il ne faut pas se fier à la vitrine.
- Et essayer les garçons ?"
Mon audace m'étonnait. Je ne lui avais pas demandé ça. Si. Mais un garçon qui aimait la rhétorique ne pouvait s'en offusquer quoi qu'il en soit. Sa réponse du tac au tac : "Tout dépend ce que tu veux essayer ?" Il me renvoyait la balle en pleine face. Ma réponse, en tentant de ne pas trahir mon trouble : "Ce dont tu as envie." Il répondit, sans surprise, par une nouvelle question : "Et de quoi ai-je envie ?"... Nous aurions pu continuer longtemps ce petit jeu si j'avais eu plus de "cran". Je tournai les talons et ne lui parlai plus jusqu'à la fin de la journée.
J'avais peur qu'il se joue de moi. N'avait-il pas lui-même lancé les rumeurs par gout de la provocation ?
Le lendemain, l'avant-veille des vacances d'automne, c'est un Julien très différent, sérieux, presque grave, que je retrouvai : il me présenta ses excuses "pour hier". Il avait été "con". "Je t'aime bien tu sais. Il faut qu'on se voit pendant les vacances. J'ai envie de passer des moments avec toi". La manipulation était grossière, mais je voulais "savoir" ce qu'il pouvait me "faire".

Se voir donc. Aller au cinéma. Trainer dans les rayons du supermarché. Faire un billard. Boire un verre. Deux ados comme les autres. Apparences. Il m'avait pris dans ses filets, et je ne voulais pas m'échapper entre les mailles.
Je suis chez lui maintenant, dans sa chambre. Non, je n'y suis pas. Je regarde juste par le trou de la serrure de la porte de sa chambre. Il est avec un garçon qui me ressemble trait pour trait. Ils font des choses étranges. J'aime ça. J'aime terriblement ça. J'ouvre la porte et rejoins le lit pour ne faire plus qu'un avec mon double.

Confidences sur l'oreiller. Nous parlons de nos pères. Son père a des problèmes avec son adjoint à la culture qui voudrait bien être calife à la place du calife avec une stratégie de sabotage en règle : "il ne sait pas grand chose, mais c'est déjà trop. Mais mon père va le démolir." Cela excitait Julien. Moi, la politique ne m'intéressait pas.

Avec Julien, nous avons partagé d'autres moments dans sa chambre durant les semaines qui suivirent... Son père était très occupé par ses fonctions ; sa mère tenait une petite boutique de prêt-à-porter et ne rentrait qu'après dix-neuf heures (du lundi au samedi). Ma mère ne travaillait pas, je lui disais que j'allais chez Julien réviser. "C'est le fils du maire ? Ah, ça ne va pas plaire à ton père. Mais d'après ce que j'ai entendu, c'est un garçon sérieux." Les rumeurs n'avaient pas dépassé les murs du collège.... "C'est drôle qu'il ait redoublé. Mais c'est bien de s'entraider. Travaillez bien". Mon père n'apprit que plus tard mon amitié avec Julien.
Nous pouvions donc Julien et moi nous retrouver seuls chez lui plusieurs fois par semaine. J'étais le jouet adolescent de Julien qui me faisaient faire ce qu'il voulait. Et en premier lieu l'aimer. Sur son lit, il ne me contait pas fleurette, mais il ponctuait chaque jeu bizarre par un geste tendre, une caresse, un baiser... Je savais qu'il était un manipulateur. Je n'étais pas totalement naïf. Mais je pensais vraiment qu'avec moi, c'était différent. Pour moi, la complicité se transformait peu en peu en amour réciproque, malgré lui peut-être.

"Alors tu as suivi mon conseil par rapport à ton père ?" Non. Mais mon père m'incitait à le faire : maintenant qu'il ne vivait plus avec nous, il ne s'intéressait plus à mes études, ni à mes fréquentations ; il parlait de se remettre à la voile, mais sans moi ; un weekend sur deux pour nous voir était trop pour lui ; et, dans cet entre-deux avant le divorce, on le voyait un ou deux dimanches après-midi par mois quand il était libre ; ma mère disait qu'il voulait juste lui laisser le minimum financièrement, car il avait des projets, une affaire de prothèses qu'il voulait lancer... Cela n'excuse rien : on ne fait pas chanter son père. On ne fait chanter personne. Sans Julien, je ne l'aurais pas fait. Cela n'excuse rien, mais c'est un fait. Il m'a expliqué comment procéder. Combien demander : "Ni trop peu, ni trop. Il faut être pris au sérieux mais il ne faudrait pas faire peur". Et comment le demander : "il faut des prétextes, une sortie, l'anniversaire d'un ami, une paire de chaussures à acheter... Ça évitera de rappeler pourquoi tu lui demandes vraiment de l'argent, c'est psychologique, tu comprends." Je comprenais. J'allais le faire.

Mon père n'opposa aucune résistance. Inutile de lui rappeler le silence qu'il m'avait imposé et qu'il m'imposait encore. Il savait de lui-même ce qu'il m'achetait lorsqu'il me gâtait. Avec Julien, je partageais les sommes récoltées ou les prix des cadeaux revendus. On faisait 50/50. Conformément aux instructions de Julien, je ne demandais pas trop. Mais nous avions une petite belle vie. Je crois pas me l'être dit, mais j'aurais pu me dire que je vivais là les plus beaux jours de ma vie. Noël qui approchait, et c'était déjà Noël. Julien était attentionné (même si c'était avec "mon" argent), câlin dans l'intimité... Bien sûr, il ne pouvait l'être publiquement et nous pouvions être à tout moment surpris chez lui si un de ses parents rentraient plus tôt. Mais j'aimais justement cette clandestinité. Le secret de mon père m'avait fait souffrir l'année dernière ; le secret que je partageais avec Julien me procurait du plaisir. Le secret de mon père avait perdu de son poids sur moi depuis la séparation de mes parents, et j'en tirais maintenant profit.
J'avais quinze ans et demi. Je dérivais loin des principes moraux, ceux qui veulent qu'on ne rackette pas son père et qu'on s'aime normalement. Mais j'étais bien, oui j'étais bien. Dure serait la chute.