Julien me parlait fréquemment de ses ambitions. "La carrière de mon père ne dépassera jamais les limites du département. S'il est élu un jour député ou sénateur, il aura aucune influence, donc il passera le plus clair de son temps à s'occuper des petites affaires de la ville. Le diner du vendredi soir avec le sous-préfet et deux-trois adjoints ou chefs d'entreprise lèche-bottes ; et leurs épouses. Moi, je vise plus haut, il faut être au cœur du parti, à Paris ; c'est de là qu'on tire les ficelles". Redoubler sa troisième l'avait davantage affecté qu'il ne le montrait : il voulait faire l'ENA je crois, ou un truc comme ça, il aurait déjà voulu y être et le redoublement lui avait fait perdre une année.

La fin de l'année approchait. Et les ennuis aussi pour le père de Julien. Un entrepreneur était sur le point de porter plainte. C'était l'adjoint à la culture qui l'incitait à le faire. C'est ce qui se disait dans le petit milieu politique de la ville. Julien ne supportait pas l'idée que son père soit mis en cause ou pire en examen : "je ne peux pas changer de nom, c'est fichu pour moi si ça arrive..."

Les fêtes arrivèrent. La trêve des confiseurs... De mon côté, je laissais mon père me gâter normalement, pour Noël, je veux dire à égalité avec ma sœur.
Peu après la rentrée de janvier, j'ai déconné avec mon père. Déjà, je suis allé le voir après les cours à son cabinet alors qu'il ne m'attendait pas (nous ne voyions pas en semaine comme je l'ai déjà dit). J'ai attendu dans la salle d'attente qu'il terminer avec son dernier patient puis, je lui ai presque sauté dessus pour lui réclamer de l'argent. 500 francs, je me souviens. Ce n'était pas énorme, mais je n'avais jamais demandé autant d'un coup, comme ça, sans y mettre les formes. Mon père commençait en avoir marre d'ailleurs et avait peut-être passé une mauvaise journée (il faut toujours voir si une personne est de bonne humeur avant de lui demander de l'argent règle n°1) : "Mais tu vas me faire les poches longtemps encore ! Je n'ai pas élevé un voyou ! ... Mais dis-moi, je t'ai vu dans la rue avec le fils du maire, c'est lui qui t'as donné l'idée ?" Les yeux de mon père droit dans les miens. "Non, pas du tout." Il ne me croit pas. Tel père tel fils ! ... Et si je disais tout à maman ? Je ne lançais pas la menace, mon père l'anticipa : "on arrête tout, compris ? et si tu parles à ta mère, elle saura comment tu as profité de la situation, à ses dépens. Je peux changer de femme, toi, tu auras toujours la même mère !" J'ai quitté mon père à 18 heures 15, les mains vides.

Le lendemain matin, au premier intercours, je racontai tout à Julien. J'attendais qu'il me donne un moyen de reprendre la situation en mains. Je ne voulais pas que mon père s'en tire à si bon compte. Mais Julien me dit sèchement : "ne m'embête plus avec ton père, ça ne m'intéresse plus". A la récréation, je lui demandai des explications au fond de la cour. Il me répondit : "Ton père est venu chez moi hier vers vingt heures. Je pense qu'il voulait voir mes parents, mais ils n'étaient pas là. J'étais seul. Il m'a accusé de t'avoir entrainé dans ce chantage.
- Je te jure que je ne t'ai pas balancé. Tu as nié bien sûr ?
- Que voulais-tu que je fasse ? Je lui ai dit que je t'avais dissuadé de le faire mais que tu n'as pas voulu m'écouter. Tu voulais m'offrir des cadeaux parce que tu es amoureux de moi...
- Tu ne lui as pas dit ça ?"
Si, il l'avait bien dit. Il m'avait tranquillement accablé face à mon père et, face à moi maintenant, ne s'en voulait pas du tout : "Je ne lui ai pas raconté ce que nous avons fait. Je lui ai dit que nous sommes restés amis, parce que je veux te protéger, les garçons comme toi sont souvent l'objet de brimades...
- Pourquoi tu lui as dit ça ?
- Parce que ton père ne s'y attendait pas. Il était choqué. Il a dit quelque chose comme : "ah bon, mon fils, c'est pire que ce que je croyais." Puis il s'est repris : "bon, il faut que tu prennes tes distances avec lui, c'est mieux pour lui".
- Qu'est-ce que tu lui as répondu ?
- J'ai accepté bien sûr."
Je comprenais : il l'avait bien baladé ! Mais il n'aurait pas dire tout ça sur moi... On allait continuer à se voir.... Non ? Julien me posa la main sur l'épaule : "Je pense que ton père en restera là, qu'il ait gobé mon histoire ou non, si tu arrêtes de lui demander des tunes et aussi surtout si on arrête de se voir...
- Mais, nous sommes plus que des amis, ça ne peut pas s'arrêter comme ça". Julien lâcha mon épaule, soupira puis me dit d'un ton dur : "Il n'y a rien entre nous. C'était juste un jeu.Tu ne crois tout de même pas que je suis une tapette ? Ne fais pas de ton cas une généralité."
La sonnerie retentit. Mais je ne l'entendis pas. J'étais littéralement abasourdi. Julien s'éloigna. Il y avait forcément "un truc" (comme avec les magiciens). Julien ne pouvait pas m'avoir dit qu'il ne m'avait jamais aimé. Il ne pouvait pas m'avoir dit qu'il ne m'avait jamais aimé.

Il l'avait bien dit. Et demanda à s’assoir à une autre place en classe pour ne plus être à côté de moi. En dehors du collège, nous ne voyions plus. C'était fini. Je n'existais plus pour lui.

C'était horrible. Honte d'avoir été dupé par Julien, et en même temps honte d'avoir été "jeté" par lui ; et honte face à mon père qui me regardait comme un petit maitre chanteur doublé d'un pervers en puissance. Je me rendais maintenant compte jusqu'où j'étais descendu et... ma punition était d'y rester. J'allais et venais, traversant je ne sais comment ces jours d'hiver. Pour couronner le tout, c'était bien l'hiver, le rude hiver. Seul sans personne à qui parler. J'ai pensé au suicide. Comment n'y aurais-je pas pensé ? Si je ne suis pas passé à l'acte, c'est grâce à une rencontre un soir de février.