Voici la première partie d'une histoire qui en comptera cinq. Cette fiction se passe dans une ville de province dans les années 90.

Il était au fond de la classe, en bon redoublant. Redoublant, je l'étais aussi. J'entrais le dernier car, dans le couloir, le proviseur m'avait retenu pour me servir un laïus sur les vertus du redoublement, les efforts que je devais faire, etc... Le proviseur était un ami de mon père.
Il restait quelques places de libre mais je suis allé vers lui. Je savais qu'il était le fils du maire, qui lui n'était pas un ami de mon père car ils n'étaient pas dans le même camp. Si je devenais pote avec le fils, ça pourrait agacer mon père... Et puis, je connaissais les rumeurs...
Alors que le professeur écrivait son nom au tableau (nom que j'ai oublié), Julien me demanda sans préambule : "où tu as passé tes vacances ?
- Chez mes grands-parents" Je n'en dis pas plus. Mes parents étaient en instance de divorce, c'était le premier été "pas ensemble", ma sœur et moi avions été envoyés chez les parents de ma mère à la campagne. "Moi, mon père voulait m'envoyer à un camp scout, j'ai dit : pas question, crapahuter dans la brousse en culottes courtes j'ai passé l'âge".
"Un peu de silence s'il vous plait. Je vais vous distribuer..."
"Donc, la colo scout, niet, j'ai pu rester ici, trainer avec mes potes en juillet, et en aout, l'Espagne avec mes parents... "
"M.Biget, vous n'allez pas cette année encore perturber mes cours avec vos bavardages incessants"...

Je ne sais pas comment les amitiés naissent ; je ne sais pas si Julien et moi sommes devenus amis. D'abord, nous nous sommes côtoyés au collège. Puis, c'est devenu plus compliqué...
Julien était un garçon sûr de lui, mais il n'était pas prétentieux, car quelqu'un de prétentieux a besoin de dire aux autres qu'il est le meilleur, lui n'en avait pas besoin, il le savait au fond de lui, ça lui suffisait. Dès les première semaines, je compris comment il avait passé l'année précédente et donc pourquoi il avait redoublé sa troisième : il écoutait les cours des professeurs, sans prendre de notes, plus occupé à disséquer leurs discours pour le critiquer intérieurement ou à voix basse à son voisin : "Au mot près, c'est le même cours que l'année dernière. Et toujours ces raccourcis stupides !" Il pouvait pondre un bon devoir mais ne pas le rendre. "C'est con, je sais, refaire une année, j'aurais du leur faire plaisir au troisième trimestre mais c'était trop tard, les profs ne pouvaient plus me piffer." Moi, je ne jouais pas, j'étais moyen depuis toujours, constamment moyen sauf l'année dernière où j'avais baissé à cause de la séparation de mes parents...

"Tiens ta langue". A cause d'un prof absent, je surprenais l'année dernière mon père en flagrant délit d'adultère chez nous... Je tins ma langue. Deux menteurs sur le même toit : un fieffé menteur qui trompait sa femme et un menteur "par omission" qui trahissait sa mère. Ma mère apprit au début du printemps les infidélités de son époux par une lettre anonyme tapée à la machine. J'avais une machine. Mon père me soupçonna durant quelques jours. Regards noirs à table. Et dans un couloir, reprenant l'expression du vendredi après-midi, : "tu n'as pas pu tenir ta langue, sombre crétin !" Après, il apprit la vérité : "c'est une folle qui veut me nuire qui a envoyé cette lettre. Désolé de t'avoir accusé." Folle ou pas, elle confirmait les soupçons de ma mère avec quelques dates correspondant à des absences de mon père dentiste pour raisons prétendument professionnelles (séminaires, etc). Je l'appris en écoutant entre deux portes les disputes de mes parents. Ma mère parlait de divorce. Mon père resta avec nous jusqu'à la fin de l'année scolaire. Ma mère lançant la procédure de divorce, il alla s'installer dans un appartement libre au-dessus de son cabinet.

Est-ce l'ennui d'un cours de dessin, ou l'envie de parler à quelqu'un de ces affaires là, ou un peu des deux, en tout cas, je racontai un jour tout ou presque à Julien. Il se montra fort intéressé. Il voulait des précisions. "Ton père est dentiste, il gagne bien sa vie ? Ta mère a demandé le divorce pour faute ? Est-ce que tu lui as tout dit ?" Oui, oui... et non. Je n'avais pas pu. Après quelques minutes de silence penché sur son aquarelle, Julien me dit le plus naturellement du monde : "Tu sais ce que tu devrais faire ? Fais chanter ton paternel." Je faisais comme si je n'avais rien entendu. Il me prit le poignet. "Mais si, tu as compris comme moi. Si tu racontes tout à ta mère, ça pèsera drôlement dans la balance du juge lors du divorce... Donc ton père a intérêt à t'avoir dans sa poche. Donc, il va devoir raquer (c'est bien le verbe qu'il employa).
- Tu parles de mon père là, je ne peux pas le faire chanter.
- Ça marche comme ça dans la vie : il faut jouer avec les cartes qu'on a. Tiens, par exemple mon père... Enfin tu vois ce que je veux dire.
- Quoi ton père ? Tu allais me dire quelque chose... Allez, moi je t'ai tout raconté, je t'ai fait confiance.
- Bon d'accord. Tu connais le principe des appels d'offre ? Et les pots de vin, les enveloppes bien garnies ? Il y a d'une part ceux qui les proposent, et ceux qui les demandent, tu comprends ?"
Je ne comprenais pas vraiment. J'étais bien innocent.
"Laisse tomber, c'est mieux... Mais tu devrais profiter de la situation avec ton père..."

Les rumeurs sur Julien qui couraient dans la cour du collège l'année dernière : il faisait des "choses" avec des garçons dans les "recoins". On ne disait pas "toilettes" ou un autre endroit précis, mais "recoins". On de disait pas quelles étaient les choses qu'ils faisaient. On disait "choses" ou "trucs" et chacun imaginait des choses différentes selon ses connaissances, ou ses désirs ou ses dégouts...
Imaginer ces "choses" faites dans les "recoins" me troublaient... Surtout que je me sentais attiré par les garçons...
La grande majorité des garçons et filles de son âge - et du mien -, nos amis comme nos ennemis, avaient quitté le collège pour le lycée. Julien ne disparaissait pas pendant les récrés, il restait avec moi. Était-ce parce qu'il n'avait plus de camarades de "jeux" ? Juste avant les vacances d'automne, je commençais plutôt à croire que les rumeurs étaient juste des rumeurs. N'avais-je pas mal compris... ou déformé les on-dits ?
Pour démêler le vrai du faux, je décidai un jour de tester Julien.