Je me suis endormi dans le train. D'habitude, je ne m'endors pas dans les trains. Mais, le train traversait doucement la nuit, il n'y avait personne d'autre moi dans le wagon, alors je me suis laissé glisser dans le sommeil.
Je suis entré corps et âme dans le monde des rêves, cela ne m'était pas arrivé depuis longtemps.
J'ai rêvé d'eau, d'inondations, d'un bateau et son capitaine, de retour en enfance, de piscine, de changement de nom...
Je me suis senti si bien, si accaparé par ce monde imaginaire, que j'ai raté mon arrêt et une correspondance pour une station balnéaire.
Le train m'a emporté plus loin, il s'approche d'une ville que je n'ai pas revu depuis très longtemps... Je décide d'y descendre...

Il y a longtemps, ma mère nous avait emmené ma sœur et moi dans cette ville après s'être séparé de mon père. J'avais douze ans. Nous y sommes restés trois ans au bout desquels, par un brusque retournement de situation, ma mère se remettait avec mon père, comme deux pièces d'un même objet, auraient-il dit. Moi, je n'ai pas compris ce rabibochage. Et puis, il représentait pour moi une séparation difficile avec les quelques amis que je m'étais faits, après avoir perdu ceux de ma ville natale trois ans plus tôt, et aussi, nous devions quitter Étienne...

La ville a-t-elle changé ? Mes souvenirs sont confus, je ne saurais dire ce qui a changé. Il est certain pourtant que des choses ont changé.
Je marche dans les rues, il n'y a personne, il est trop tôt... Je descend du quartier de la gare jusqu'au quai en prenant mon temps, pour laisser le temps aux gens de se réveiller.

Depuis de longs mois, l'humanité se résume pour moi à des ombres dans les parkings souterrains, des silhouettes dans la rue, des bruits de portes des voisins et de brefs contacts téléphoniques ou électroniques avec mes collègues. Maintenant, je marche sur les quais au milieu des gens, ça fait drôle. Il y a par exemple ce gamin capitaine d'un petit voilier qui remonte la rivière pour les touristes. Il ne met pas beaucoup d'entrain à préparer son bateau, il sort du lit, les yeux mi-clos, le duvet non rasé. Ce doit être pour lui un job d'été. Je m'approche, lui demande s'il a des places de libre. Il répond d'un "ouais" qui me paraît très impoli. Je lui demande les prix. Il pianote sur son portable, le mien vibre, il m'a envoyé les horaires et les tarifs. Ce garçon n'a pas vraiment le sens du commerce. Mais il faut dire je dois ressembler à un zombie, pâle, mal rasé, les gestes et le phrasé lents.

J'essaye de retrouver la maison d’Étienne. Ma mère l'a rencontré quelques mois après notre arrivée dans cette ville. Nous avons alors quitté le deux-pièces miteux du quartier de la gare pour emménager chez lui. Il venait d'hériter d'une vieille tante une grande maison. Dans les premiers temps, nous nous sentions donc doublement étrangers dans cette maison, vivant dans les meubles d'une vieille dame décédée et cohabitant avec un parfait inconnu. Ma sœur et moi avons eu le choix entre les quatre chambres inoccupées. Ma sœur a choisi la chambre du deuxième étage, il me restait donc trois chambres et, si j'en ai choisi une, il m'arrivait certains soirs d'aller dans une des deux autres chambres ma couette sous le bras et de dormir dans un autre lit que le mien. On fait parfois des choses sans savoir pourquoi.

Je ne trouve pas la maison d’Étienne. Soit je me trompe d'adresse soit la maison a été détruite. C'est un de ces quartiers en bordure de ville où toutes les rues se ressemblent. Maisons grises entourées par des petits jardinets où sèchent le linge et poussent quelques pommes de terres, rien n'a changé ici, à part bien sûr les voitures au bord des trottoirs.
Je croise une vieille dame et lui demande si elle connaît l'adresse de l'homme que je cherche.
"Qui dites-vous ?
- Étienne Legendre.
- Cela ne me dit rien... Vous êtes sûr qu'il habite le quartier ?
- Cela fait longtemps que je ne suis pas venu ici, je ne suis plus sûr de l'adresse...
- Je vous fais marcher (elle éclate de rire). Je le connais bien Legendre. Je lui ai même sauvé la vie !"