Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Étienne m'explique : les chats, les chiens, les souris, les lions, les chauve-souris, les renards - la nuit, des animaux ou des hommes, question de perception ; la ville est divisée en territoires, et sur chaque territoire, il y a la nuit comme le jour les zones de lumières, celles couvertes par les caméras de surveillance et les ombres, les angles morts ; il dit, il peut tout se passer, de main en main, sachets de cames, seringues, lames, clopes, capotes ; mais il faut rester dans la lumière, il faut attendre qu'ils viennent à toi ; ce qu'il offre ? un sandwich, une couverture, un refuge, ou simplement une oreille, des choses comme ça qui ne coûtent pas grand chose...
Mais pourquoi fait-il ça ? Cela ne me viendrait jamais à l'idée.
"J'ai beaucoup triché dans ma vie, petit tricheur d'accord, mais tricheur quand même, avec les femmes, avec le fisc, des arnaques à la petite semaine, des combines à deux balles, pas de quoi être fier. Moi aussi je les prenais pour des cons les mecs avec la main sur le cœur. Et puis, le mien a lâché. Et je suis mort. Et puis non, comme un tour de passe-passe, une nouvelle triche, mais cette-fois c'est plus que sérieux, ça change un homme de mourir..."
Les gosses sur les trottoirs la tête dans un sac en plastique respirent de la colle : qu'est-ce que je fais là ?
Étienne ne s'arrête pas, je le suis. Il marche vite, dire qu'il a près de quatre-vingt ans, mais il a un cœur neuf, artificiel qui plus est.

"Le voilà"... Étienne désigne un chien pelé et rachitique qui fouine dans une poubelle renversée. Le chien reconnaît Étienne, il lui lèche les doigts (dégoûtant). "Il va nous mener à son maître".
Soit, mais cela prend un temps fou, le clébard s'arrêtant pour renifler tout ce qui traîne par terre, choses et personnes.
Enfin, il s'engage dans une ruelle qui porte comme drôle de nom "garenne de Trépadoux", et nous le suivons jusqu'à un garage désaffectée. A l'intérieur, il y fait noir comme dans un four : "Jimmy ! C'est Étienne. Je suis avec un ami."
Une voix masculine traverse le noir : "Si ton ami porte une bouse blanche, tu peux te barrer tout de suite !
- Non, je ne te ferai pas ce coup-là ?
- Il fait quoi dans la vie alors ?
- Tu fais quoi comme métier, je n'ai pas bien compris tout à l'heure ? me demande Étienne.
- Je suis une sorte de marionnettiste, avec des robots.
- Il vaut mieux que j'invente autre chose, murmure Étienne avant de répondre à l'homme dans le noir : "il est architecte".

Deux projecteurs s'amusent et s'avance vers nous un jeune homme. On voit tout de suite que quelque chose cloche chez lui, il ne marche pas droit, et en voulant me serrer la main, il rate ma main. Drogue ?
Non. Étienne lui pose des questions, qui sont aussi des réponses pour moi :
Comment te sens-tu ? As-tu toujours des migraines ?
- Oui, c'est affreux, je n'arrive pas à dormir.
- Il faut qu'on t'enlève ce truc dans le crâne. Pourquoi refuses-tu d'aller dans la clinique dont je t'ai parlé ?
- J'ai peur"
Le reste, Étienne me l'explique brièvement : "Ses parents ont fait greffé un implant dans son cerveau pour contrôler son hyperactivité quand il avait 13 ans. Au début, ça marchait. Mais ça ne l'a pas empêché de fuguer à 15 ans. Et il ressent maintenant les effets secondaires du traitement..."
Étienne lui promet de l'accompagner à la clinique, de rester avec lui, de surveiller les médecins durant l'opération. Jimmy accepte. Étienne lui donne les médicaments qu'il a apporté.

Après avoir quitté Jimmy, Étienne m'explique en marchant que la misère jette à la rue des milliers de gens, mais qu'il y en a aussi beaucoup de jeunes qui ont simplement fugué. Jimmy est un cas particulier, mais il se passe quelque chose de plus important parmi les jeunes. C'était assez prévisible. A une époque, les jeunes ont rejeté la société de consommation, aujourd'hui ils rejettent la société technologique qui a fait le bonheur de leurs parents. Ils ne veulent pas vivre dans les écrans, ils préfèrent abandonner le confort de leur foyer pour vivre dans la rue dans la réalité.
J'ai entendu parler de certains hackers qui tentent de détruire les mondes virtuels, semblables ainsi à ceux qui cassaient des vitrines ou brûlaient des voitures. Mais je doute de l'impact de ces actions. Quels révoltés ont déjà renversé cette société ? Que peut-on faire contre le sens de l'histoire ?