"Tu as vraiment l'air déconnecté de la réalité."

Ça sonnait comme un reproche, ce qui était un peu fort de la part d'un garçon extraordinaire comme lui. Mais je le prends comme un compliment. Je lui répondis même "merci".
Nous sommes dans un souterrain. Septième sous-sol, après d'innombrables fins du monde.
Pouvoir s'extraire de cette réalité, c'est un privilège.
Avant, il y avait la messe télévisée de vingt heures ; maintenant, c'est le flux continuel d'horreurs, et le second degré n'est qu'un degré de brûlure supplémentaire... Seuls les "événements de janvier" ne m'ont pas laissé indifférent, sans plonger toutefois dans le flot d'informations qui en a découlé.

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J'ai revu Émilie. J'ai écrit son prénom, et la voilà. Je lui ai dit : "non, je pensais à ma cousine Émilie, pas à toi". Hors-sujet la fille. Pendant que je rêve, faussement insensible, Tanguy écoute Peter Peter au casque qu'il décolle quand il me voit parler dans mon sommeil.

Tanguy veut vieillir. "Plus personne ne veut être jeune". Il dit des trucs comme ça, et je ne trouve rien pour le contredire. Pour vieillir plus vite, il fume davantage, il mange et dort peu. Les dents et les doigts jaunis, les cernes et les joues creusées, il aimerait bien que la vieillesse soit si simple, mais ce n'est pas ça, non vraiment, il n'y arrive pas, il n'y arrivera pas comme ça.

Et puis, ce que je pressentais arrive : Tanguy a disparu. Il a traversé le miroir et on ne l'a plus revu. Moi, je l'ai revu. Il arrive toujours et encore par les yeux. Les sourcils s'éclaircissent, les oreilles se décollent, le front s'élargit, se dégarnit, les fines rides se dessinent sur le visage... Il vit de l'autre côté du miroir et, dans ce monde inversé, il vieillit plus vite, très vite : un jour est un mois, et en deux mois, il a donc pris cinq ans, il rattrape le temps perdu, me dit-il. Et après ? Après il ne sait pas.
Il me fixe puis me dit : "Et toi, que fais-tu encore ici alors que ton temps est aussi compté que le mien, plus ou moins de temps, mais la même limite ?" Je me débrouille, je fais de mon mieux... Mais je pourrais faire mieux ?
Mais que faire ? Où aller ?
Il n'y a rien d'autre à faire, il n'y a pas d'autre endroit, reviens vite.