Le miroir s'est brisé à force de le traverser. Sept ans de malheur ! J'étais de l'autre côté. Celui des mots inversés, et de la mémoire renversée : voir le passé dans le marc de café, et l'avenir dans les souvenirs...

Je me souviens d'un homme, un homme tout en longueur, maigre comme un portemanteau dans son manteau, maigre son visage, trop de nuits sans dormir, trop de jours à compter : c'était un banquier anglais très étrange, il disait "je suis votre ami" avec un sourire inquiétant.
L'affaire fut vite conclue. Nous nous sommes serré la main en riant. Mon employeur m'avait donné blanc-seing. C'était un bon prix, pour lui, comme pour moi. Je rentrai chez moi avec un petit pays dans mon portefeuille.
Je sifflotais sur le chemin du retour, un jour j'achèterais la Terre au prochain corbeau de passage.

Après, j'ai fait mon petit travail pour rentabiliser l'investissement de ma company. Les profits étaient faciles avec un gouvernement fantoche, des représentants locaux aisément corruptibles, une population aux abois, corvéable sans merci.
Le bois rapportait, les forêts laissaient place à des terres exploitables, et le sous-sol : premières études prometteuses...

Et puis, ce projet de luxury resort. Un dimanche, je décidai d'aller prospecter du côté de la côte, en 4x4, sans chauffeur ni garde du corps...
Après avoir quitté la zone urbaine, les routes poussiéreuses me mèneraient jusqu'à la mer : quelques villages de pêcheurs faméliques, filets déchirés sur des barques retournés sur le sable, charmant.

Je m'arrêtai en haut d'une petite plage déserte. Sous un ciel menaçant, la mer était très calme ; des rayons de lumière traversaient les nuages pour la sublimer.
Pour mieux admirer le paysage, je m'approchai, montai sur un rocher.

C'est alors que je vois ce garçon les pieds dans l'eau. Il regarde comme moi la mer jusqu'à l'horizon, et plus loin encore. Remarquant ma présence, il se tourne vers moi.
Son regard traverse la distance et m'arrive brut, une dureté nette, qui se crashe dans ma mémoire : F. avait le même attitude hostile à mon égard, dont l'origine m'échappe encore... Où est-il maintenant ?
Voilà qu'il pointe un doigt accusateur vers moi. Que lui ai-je fait ?
... Non, la direction de son bras dévie de quelques centimètres vers la gauche, il me montre quelque chose derrière moi...
Trop tard. Le temps de me retourner, la lame est déjà près de mon visage. Derrière l'éclat du métal, impossible de voir le visage de l'agresseur ; tétanisé par la peur, je ferme les yeux, prêt au pire. Je sens le froid de la lame sur le lobe de mon oreille, la mutilation se fait sans douleur.
Je rouvre les yeux : plus personne. Je touche mon oreille, elle est intacte.

Je glisse du rocher, me fracasse sur le sable, c'est du macadam, je me relève avant qu'un escadron de CRS m'écrase. Ma ville en état d'urgence. Que s'est-il passé de ce côté du miroir ? Je prends la tangente pour éviter de me retrouver entre manifestants et forces de l'ordre.
Devant la cathédrale, une chorale improvisée. Envie de me joindre au chœur, et puis non, je ne comprends jamais rien à vos histoires.
Maintenant que je suis revenu, combien d'années ont passé, qu'importe, je dois retrouver Tanguy.